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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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i
LES SOURCES
p. GRATRY
Prêtre de l'Oratoire, Professeur en Sorbonne
Membre de l'Académie Française
LES SOURCES
PARIS-VI-
LIBRAIRIE P. TÉQUI, EDITEUR
82, RUE BONAPARTE, 82
36' mine
AVIS DE L'ÉDITEUR
Le public ne cesse de demander deux opuscules
du Père Gratry, intitulés, le premier : Les Sources,
Conseils pour la conduite de l'Esprit ; et le second :
Les Sources, ou le premier et le dernier livre de
la Science du Devoir.
Nous croyons donc lui être agréable en réunis^
sant CBS deux petits volumes en un seul, et en les
lui offrant aujourd'hui sous ce titre unique : Les
Sources.
Paris, le 10 JuUlet I87ê
LES SOURCES
(première partie)
CONSEILS
POUR LA CONDUITE DE L'ESPRIT
LES SOURCES
Conseils pour la conduite de l'esprit
CHAPITRE PREMIER
SILENCB ET TRAVAIL DU MATIN
CES conseils ne s'adressent pas à tous : un très
petit nombre d'esprits, dans l'état actuel du
monde, en sont ou en voudront être capables.
Ils s'adressent à cet homme de vingt ans, esprit
rare et privilégié, cœur encore plus privilégié, qui,
au moment où ses compagnons d'études ont fini,
comprend que son éducation commence ; qui, à
l'âge où l'amour du plaisir et de la liberté, du
monde, de ses honneurs et de ses richesses en-
traîne et précipite la foule, s'arrête, lève les yeux
et cherche, dans l'immense horizon de la vie, au
ciel ou sur la terre, l'objet d'un autre amour.
Je suppose que je m'adresse à cet homme. C'est
à lui seul que je parle ici.
La possession de la sagesse, lui diraî-je d'abord,
est à de très sévères conditions ; sachez-le bien.
Ces conditions, il est vrai, sont plus sévères en
apparence qu'on vérité. Mais enfin, l'initiation
exige d'austères épreuves. Etes-vous courageux?
Consentez-vous au silence et à la solitude? Consen-
tez-vous, au sein de votre liberté, à un travail plus
XO LES SOURCES
profond, mais aussi régulier que le travail forcé du
collège, ce travail que les hommes imposent aux
enfants, mais non pas à eux-mêmes? Consentez-
vous, dans cette voie rude, à voir vos égaux, par
une voie facile, vous dépasser dans la carrière et
prendre votre place dans le monde? Pouvez-vous
tout sacrifier sans exception, à la justice et à la
vérité? Alors écoutei.
I
Si vous avez cette extraordinaire décision, et si
vous savez vaincre les innombrables oppositions,
déraisonnables et raisonnables, qui vont vous ar-
rêter, sachez qui vous allez avoir maintenant pour
maître, Ce sera Dieu. Le temps vient où vous
avez k pratiquer cette parole du Christ : « N'ap-
« pelez personne sur la terre votre maître : car
« vous n'avez tous qu'un maître, qui est le Christ,
« et vous êtes tous frères (i). »
Oui, il faut que vous ayez maintenant Dieu pour'
maître.
C'est ce que je vais vous expliquer, en vous don-
nant les moyens pratiques d'arriver aux leçons du
Maître divin.
Saint Augustin a écrit un livre intitulé : De
Magistro, où il montre qu'il n'y a qu'un maître,
un seul maître, qui est intérieur. Lisez ce livre.
Malebranche a beaucoup écrit sur ce point, et d'ad«
mirabîes pages, trop pen connues, et surtout trop
peu pratiquées. Il vous sera facile de les trouver.
Lisez-les avec attention et recueillement.
(1^ MATTH.. xxni. 1.
SILENCE ET TRAVAIL DU MATIN U
Du reste, vous avez entendu dire vulgairement,
et vous l'avez probablement répété vous-même,
que Dieu est la lumière universelle qui éclaire tout
homme venant au monde. Croyez-vous cela?
Si vous le croyez, poursuivez-en les consé-
quences.
Si vous croyez que vous avez en vous un maître
qui veut vous enseigner la sagesse étemelle, dites
à ce maître, aussi résolument, aussi précisément
que vous le diriez à un homme placé en face de
vous : « Maître, parlez-moi. « J'écoute. »
Mais, après avoir dit : J'écoute, il vous faut
écouter. Voilà qui est simple assurément, mais ca-
pital.
Pour écouter, il faut faire silence. Or, je vous
prie, parmi les hommes, et surtout parmi les pen-
seurs, qui est-ce qui fait silence?
La plupart des hommes, surtout des homme»
d'étude, n'ont pas une demi-heure de silence par
jour. Et quand le livre de l'Apocalypse dit quelque
part : « Et il se fit dans le ciel un silence d'une
« demi-heure, » je crois que le texte sacré signale
un fait bien rare dans le ciel des âmes.
Pendant tout le jour, l'homme d'étude écoute
des hommes qui parlent, ou il parle lui-même, et
quand on le croit seul et silencieux, il fait parler
les livres avec l'extraordinaire volubilité du regard,
et il dévore en peu d'instants de longs discours.
Sa solitude est peuplée, assiégée, encombrée, non
seulement des amis de son intelligence et des
grands écrivains dont il recueille les paroles, mais
encore d'une multitude d'inconnus, de parleurs inu-
tiles, et de livres qui sont des obstacles. De plus,
12 LES SOURCES
cet homme, qui croit vouloir penser et parvenir à
ta lumière, permet à la perturbatrice de tout si-
lence, à la profanatrice de toutes les solitudes, à
la presse quotidienne, de venir, chaque matin, lui
prendre le plus pur de son temps, une heure ou
plus, heure enlevée de la vie par l'emporte-pièce
quotidien; heure pendant laquelle la passion, l'aveu-
g-lement, le bavardage et le mensonge, la poussière
des faits inutiles, l'illusion des craintes vaines et
des espérances impossibles vont s'emparer, peut-
être pour l'occuper et le ternir pendant tout le jour,
de cet esprit fait pour la science et la sagesse (i).
Veuillez me croire, quand j'affirme qu'un esprit
qui travaille ainsi n'apprendra rien, ou peu de
chose, précisément parce qu'il n'y a qu'un maître,
que ce maître est en nous, qu'il faut l'écouter pour
l'entendre, et faire silence pour l'écouter.
Si donc vous voulez établir un peu de silence
autour de vous, lisez modérément, et chassez de
chez vous les profanes. Eloignez-vous, de toute
manière, des paroles inutiles : il en sera demandé
compte, dit l'Evangile. Il en sera demandé compte
aux complices aussi bien qu'aux auteurs.
II
Il faut donc écouter Dieu. Il faut faire silence
pour l'entendre. Mais le silence suffit-il?
Oui, on f>eut dire que le silence suffit, car, dit
saint Augustin, la Sagesse éternelle ne cesse de
(1) On verra plus bas si nous prétendons Isoler de la vi«
contemporaine rhomme qui veut servir Dieu ; mais nous nous
élevons de toutes nos forces contre l'usage ordinaire que l'on
fait des Journaux.
SILENCE ET TRAVAIL DU MATIN 13
parler à la créature raisonnable, et la raison n«
cesse de fermenter en nous. Seulement, il n'est pas
facile d'obtenir le silence.
Faites taire les hommes, faites taire les livres,
soyez véritablement seul, avez-vous pour cela le
silence? Qu'est-ce que cette loquacité intérieure des
vaines pensées, des désirs inquiets, des passions,
des préjugés plus redoutables du siècle qui vous
porte et vous inspire à votre insu? Avant d'arriver
au silence sacré du sanctuaire, il y a de grandes
victoires à remporter. Il faut ces surnaturelles vic-
toires dont l'esprit de Dieu dit : « Celui qui sera
« vainqueur, je lui donnerai pouvoir sur les na-
« tions. » {Qui vicerit, dabo ei potestatem super
gentes.)
Il faut cesser d'être esclave de soi-même et
esclave de son siècle. Je ne dis pas que la lutte doit
avoir cessé ; je dis qu'elle doit avoir commencé. La
passion, en vous, doit avoir senti la puissance de la
raison. Il faut avoir rompu avec le siècle, et avoir
dit au torrent du jour : Tu ne m'emporteras pas. II
faut avoir échappé à ce côté faux de l'esprit du
siècle, à cet entraînement aveugle et pervers par
lequel chaque époque menace d'échapper au vrai
plan de l'histoire universelle, et en retarde l'accom-
plissement. Cornanpere et corrumpi sœculum voca-
tur, disait Tacite. Ce siècle-là, oe corrupteur avec
ses préjugés, ses doctrines, sa philosophie s'il en a,
il faut s'élever, et se tenir élevé, au-dessus de lui,
pour le juger, le juger pour le vaincre, et pour le
diriger au nom de Dieu. C'est le sens du mot cité
plus haut : « Celui qui sera vainqueur, je lui don-
« nerai pouvoir sur les nations. *.
14 LES SOURCES
Je n'insiste pas davantage sur ce point capital,
ni sur sur l'extrême difficulté de cette victoire, ni
sur l'espèc» de terreur profonde qu'éprouve une
âme qui vivait naïvement de la vie de son siècle, et
qui maintenant entre en lutte et en contradiction
avec cette immense vie et ses puissants mouve-
ments, et commence à sentir sa faiblesse, sa peti-
tesse, son isolement, en face de ces grands flots.
Tout ceci nous entraînerait trop loin. J'indique seu-
lement ici à quelles conditions l'âme obtient le si-
lence pour écouter Dieu.
ni
Pythagore avait divisé la journée des disciples
de la philosophie en trois parties : la première
partie pour Dieu dans la prière ; la seconde pour
Dieu dans l'étude ; la troisième pour les hommes
et les affaires.
Ainsi toute la première moitié du jour était pour
Dieu.
C'est, en effet, le matin, avant toute distraction
et tout commerce humain, qu'il faut écouter Dieu.
Mais précisons. Qu'est-ce, en effet, qu'écouter
Dieu? me direz-vous. En pratique, écouterai-jc
ainsi, comme les contemplatifs de l'Inde, depuis le
matin jusqu'à midi? Me tiendrai-je le front penché
et la tête appuyée sur ma main, ou les yeux fixés
vers le ciel? Que ferai-je en réalité?
Voici la réponse. Vous écrirez.
Vous êtes-vous quelquefois demandé : Quel est
le moyen, y a-4-il un moyen d'apprendre à écrire?
SILENCE ET TRAVAIL DU MATIN 15
Ce moyen d'apprendre à écrire et de développer, en
ce sens, vos facultés dans toute leur étendue, Je
vous l'offre ici. Ce sera là l'avantage secondaire de
l'emploi de vos matinées.
Parlons d'abord, sous ce second point de vue, de
votre travail du matin. Ce ne sera pas un hors-
d'œuvre, ni même une digression, car nous verrons
que cet exercice secondaire vous mène ici droit au
but principal.
Saint Augustin commence ainsi son livre des
Soliloques : « J'étais livré à mille pensées diverses,
« et depuis bien des jours, je faisais les plus grands
« efforts pour me trouver moi-même, moi et mon
« bien, et pour connaître le mal à éviter, quand
« tout à coup, — était-ce moi-même? était-ce un
« autre? était-il hors de moi ou en moi? je l'ignore
« et c'est précisément ce que je désirais ardem-
« ment de savoir ; — toujours est-il que tout à
« coup il me fut dit : Si tu trouves ce que tu chér-
it ches, qu'en feras-tu? A qui le confieras-tu avant
« de passer outre? — Je le conserverai dans ma
« mémoire, répondis-je. — Mais ta mémoire est-
« elle capable de conserver tout ce que ton esprit a
« vu? — Non, certes, elle ne le peut. — Il faut
« donc écrire. — Mais comment, puisque tu crois
« que ta santé se refuse au travail d'écrire? Ces
« choses ne se peuvent dicter : elles demandent
« toute la pureté de la solitude. — Cela est vrai ;
« je ne sais donc que faire. — Le voici : demande
« de la force, et puis du secours pour trouver oc
« que tu cherches ; puis écris-le, pour que cet en-
« fantement de ton cœur t'anime et le rende
« fort. N'écris que ies résultats, et en peu de mota.
l6 LES SOURCES
« Ne pense pas à la foule qui pourra lire ces pages;
« quelques-uns sauront les comprendre (i). »
Maintenant, je vous prie, pensez-vous que ces
choses n'arrivent qu'à saint Augustin? Si elles n'ar-
rivent qu'à lui et ne nous arrivent pas, c'est que
notre pitoyable incrédulité s'y oppose. Croyez-vous
en Dieu? Dieu est-il muet? N'est-il pas certain que
Dieu parle sans cesse, comme le soleil éclaire tou-
jours? Je vous dirai ici avec Thomassin : « Qui-
« conque s'étonne de ces choses et les regarde
« comme incroyables, inespérées, inouïes, celui-là
« ne sait pas ou ne réfléchit pas que la descente de
« Dieu, réelle et substantielle, dans la nature intel-
« ligente, est un fait continuel et quotidien (2). »
Mais n'insistons pas en ce moment sur ce côté
de la question. Saint Augustin lui-même, parlant
de son inspirateur, ne se demande-t-il pas : « Etait-
ce moi même? était-ce un autre? » Je vous dis
seulement ici que si vous suivez mon conseil, si
vous consacrez à écrire les meilleures heures du
jour, rien ne peut vous donner autant de chances
pour entendre ou pour voir la vérité, et rien ne
saurait, au même degré, vous former à écrire. Là
sont les sources du génie et du talent.
Traitons ceci avec quelque détail, c'est le lieu :
le livre correspondant de la Logique d'Aristote
traite beaucoup de la rhétorique.
Vous le savez, il n'y a que les ouvrages bien
écrits qui subsistent et qui font trace. Les autres,
(lî Œuvres complèUs, t. I, p. 598.
(8) Dogm. tb6ol., de Incarnat., llb. I. cap. xxi. — Lisez,
dans notre Logique, le Uvre Intitulé : Des vertus intellec'
tuelles ins-pirées.
SILENCE ET TRAVAIL DU MATIN I?
même savants, ne sont que des matériaux. Ce sont
comme des créations inférieures destinées à être
assimilées par quelque esprit plus vigoureux qui
s'en nourrit, les fait homme, et les ajoute à la vie
de l'esprit humain. Si donc vous voulez propager
la vérité, il faut savoir écrire. Je dirais qu'il vous
faut acquérir du style, si ce mot n'avait deux sens,
dont l'un, le sens vulgaire, est pitoyable. Dans ce
dernier sens, il serait bon de dire : « Pas de style! »
comme on a dit : « Pas de zèlel » Le meilleur style,
en ce sens, est de n'en point avoir. Ce style, on le
voit assez, sert à déguiser la pensée ou son ab-
sence : vêtement toujours un peu de mauvais goût,
qui, en tout cas, par cela seul qu'il est vêtement,
nous empêche d'arriver à la sublime et saisissante
nudité du vrai.
Mais si vous entendez le style dans le sens de ce
très beau mot, « le style c'est l'homme », le style,
alors, c'est aussi l'éloquence, quand toutefois on la
définit avec un maître habile : « L'éloquence n'est
« que l'âme mise au dehors. »
Cela posé, je trouve tout, comme règle pratique
de l'art d'écrire, dans le fragment de saint Au-
gustin qui vient d'être cité.
Le style, l'éloquence, la parole dans le sens le
plus élevé du mot, c'est l'homme, c'est l'âme mise
en lumière. C'est-à-dire que si vous voulez appren-
dre à éviter non seulement tout mol sans pensée,
mais encore toute pensée sans âme.
« Le style, disait Dussaulx est une habitude de
« l'esprit. » — « Heureux ceux, dit Joubert, dans
« lesquels il est une habitude de l'âme. » Et Jou-
« bert ajoutait : « L'habitud« de l'esprit est arti-
MB «eVRCBS ■>
l8 LES SOURCES
« fice : l'habitude de l'âme est excellence ou per«
« tection. »
Donc, pour écrire, il ne faut pas seulement sa
présence d'esprit, il faut encore sa présence d'âme;
il faut son cœur, il faut l'homme tout entier : c'est
à soi-même qu'il en faut venir. Saint Augustin
commence donc parfaitement quand il dit : je me
CHERCHAIS MOI-MÊME.
Mais il faut plus. Non seulement il faut appren-
dre à éviter toute parole sans pensée et toute pensée
sans âme, mais encore il faut éviter, je dis, pour
bien écrire, tout état d'âme sans Dieu. Car, sans
doute, ce que l'éloquence entend mettre au dehors,
ce n'est pas l'âme dans sa laideur, c'est l'âme dans
sa beauté. Or, sa beauté, indubitablement, c'est sa
ressemblance à Dieu. Car comme le dit encore
excdlemment Joubert : « Plus une parole ressemble
« à une pensée, une pensée à une âme, une âme à
« Dieu, plus tout cela est beau. »
Il faut donc, comme saint Augustin, chercher
son âme, se chercher soi, soi et son bien, son âme
et sa beauté. (Quaerenti mihi memetipsum et bonum
meum.) Il vous faut donc, pour très bien écrire, la
présence de votre âme et la présence de Dieu ; c'est
à-dire il faut que votre âme tout entière, s'il est
possible, soit éveillée et que la splendeur de Dieu
soit sur elle.
C'est là, dis-je, ce qu'il faut chercher. Mais qui
cherche trouve. Si vous cherchez dans le silence et
la solitude, avec suite et persévérance {volventi mihi
diu, et per multos dies sedtdo quœrenti), plus d'une
fois U vous arrivera d'être comme réveillé et de
seatir que vous n'êtes plus seul. Cependant l'hôt*
SILENCE ET TRAVAIL DU MATIN I9
intérieur et invisible est tellement caché et Impliqué
dans l'âme que vous doutez. Est-ce moi-même ou
est-ce un autre qui a parlé? Où est-il? Se fait-il en-
tendre de loin ou parlera-t-il dans ce fond reculé
de moi-même si éloigné de la surface habituelle de
mes pensées?
Ne vous arrêtez pas à ce doute. En pratique, peu
importe. Tâchez seulement de ne pas laisser perdre
ce que vous entendez et ce que vous voyez alors.
Ne vous fiez pas à la mémoire. La mémoire o'est
fidèle et complète qu'en présence des objets. La
mémoire est une faculté qui oublie. Quand la lu-
mière céleste des idées luit sur éile^ eUe croit que
cette lumière ne lui sera point ôtée et qu'elle verra
toujours le même spectacle. N'en croyez rien. Quand
la lumière se sera retirée la mémoire pâlira, comme
la nature quand ie soleil s'en va, car ici l'absence
c'est l'oubli.
Il faut donc écrire alors. {Ergo scribendum est.)
Il faut s'efforcer de décrire l'ensemble vaste, les
détails délicats du spectacle intérieur que vous
voyez à peine ; il faut écouter et traduire les veines
secrètes du murmure sacré (veiias divini susurri); il
faut suivre et saisir les plus délicates émotions de
cette vie éveillée.
Mais je ne puis, répond saint Aug-usttn ; ma
santé m'en empêche. {Valetudo scribendi laborem
récusât.) Et ici, il faut reconnaître que chacun a
naturellement cette sorte de santé qui ne peut pas
écrire. Est-ce que l'état presque toujours grossier,
enivré, remuant, lourd, somnolent, de mon corps,
ne m'empêche pas d'écrire, c'est-à-dire de suivre et
de fixer ces beautés intérieures que j'aperçois à
a« LES SOURCES
peine, et ces délicates émotions, croisées, effacées,
étouffées par les rudes et pétulantes émotions de
mes sens?
Que faire donc? {Nescio quîd agam.) II faut qu'il
soit porté remède à cet état de votre corps. (Oro
salutem et auxilium.) Il faut fuir cet état ténébreux
du corps qui empêche d'écrire. Il faut demander à
Dieu cette sorte de santé précieuse et bénie qui rend
le corps simple et lumineux, et dont l'Evangile
parle quand il dit : « Si votre œil est simple, tout
« votre corps sera éclairé et vous illuminera comme
« un réflecteur de lumière (i). »
Oui, il faut que votre corps même soit entraîné
et entre dans la voie de votre esprit et de votre
âme. «t Tout ce qu'on pense, dit parfaitement Jou-
et bert, il faut le penser avec l'homme tout entier,
« l'esprit, l'âme et le corps. » Oui, le corps est de
la partie, et saint Augustin le sentait.
Il faut que l'esprit, l'âme et le corps, en harmo-
nie, soient devenus ensemble comme un seul ins-
trument docile à l'inspiration intérieure : inspiration
qui manque peu, mais qui trouve rarement l'instru-
ment préparé.
Le délicat et profond écrivain que j'aime à vous
citer sur ce sujet l'avait bien observé : « Quand il
« arrive à l'âme de procéder ain^, dit-il, on sent
ec que les fibres se montent et se mettent toutes
« d'accord. Elles résonnent d'elles-mêmes, et mai-
« gré l'auteur, dont tout le travail consiste alors à
• s'écouter, h remonter la corde qu'il entend se
« relâcher et à descendre celle qui rend des sons
(1) ...Totum corpus tuum lucldum erlt, «t ilcut lucema fui.
SOTïB UlumLnablt t«. (Luc, xi, 36.)
SILENCB ET TRAVAIL DU MATIN
« trop hauts, comme sont contraints de le faire
« ceux qui ont l'oreille délicate quand ils jouent de
« quelque barpe.
« Ceux qui ont jamais produit quelque pièce de
« ce genre m'entendront bien, et avoueront que,
« pour écrire ou composer ainsi, il faut faire de soi
« d'abord, ou devenir à chaque ouvrage un instru-
« ment organisé (i). »
N'est-ce pas là ce que veut dire le prophète qui
s'écrie : « Eveille-toi, ma glorieuse lumière!
« éveille-toi, lyre de mon âme! » {Exsurge, gloria
mea. Exsurge, pscUterium et cithara.)
Mais, je vous en préviens, si vous attendez pour
écrire que votre âme et votre corps soient devenus
cet instrument sonore et délicat, vous n'écrirez pas.
Que dit en effet, saint Augustin? « Priez, deman-
o dez la force, la santé, le secours, et écrivez, afin
« que, vous sentant père, vous en deveniez plus
« fort {ut proie tua fias animosior). »
Oui, commencez par écrire et produire, dussiez-
vous sacrifier ensuite les premiers-nés. Mais, en
tout cas, les premiers fruits vivants de votre esprit
l'animeront ; les fibres se monteront, et se mettront
d'accord d'elles-mêmes.
Savez-vous pourquoi des esprits, d'ailleurs très
préparés, restent souvent improductifs et n'écrivent
pas? C'est parce qu'ils ne commencent jamais, et
attendent un élan qui ne vient que de l'oeuvre. Ils
ignorent cette incontestable vérité, que pour écrire,
il faut prendre la plume, et que, tant qu'on ne la
prend pas, on n'écrit pas.
Et ils ne prennent jamais la plume, parce que je
(1) Pentée» de Joubert, i. Il, p flA.
22 LES SOURCES
ne sais quelle circonspection les arrête ; ils pensent
au lecteur, Us tremblent devant toute cette foule de
critiques qu'ils imaginent et devant leurs mille pré-
tentions.
Aussi, que dit saint Augustin? « Ne cherchez pas
« à attirer toute cette foule ; quelques-uns sauront
« vous comprendre. » {Nec modo cures invitatio-
nem turhae legentiutn.)
Le respect humain est un fléau dans tous les
ordres de choses. Pensez à Dieu et à la vérité, et
ne craignez pas les hommes : règle fondamentale
pour bien écrire, comme pour parler.
Ne faites donc point d'apprêts pour attirer les
hommes. Pas de style, avons-nous dit, mais la
sévère nudité du vraH N'écrivez que les résultats,
en peu de mots {paucis conclusiuncuîis breinter col-
lige); retranchez tout ce qui n'est que vêtement,
ornement, apparence, effet, précaution , transition.
Transition! fléau du style et de la parole! Combien
d'esprits que les transitions empêchent de passer,
et ne laissent jamais arriver à ce qu'Us voulaient
dire! N'écrivez que là où vous voyez, où vous sen-
tez. Là oii vous ne voyez pas, où vous ne sentez
pas, n'écrivez pas ; taisez-vous. Ce silence-là aura
son prix, et rendra le reste sonore.
Quelle dignité, queUe gravité, quelle vérité dans
la parole de celui qui n'attend rien des hommes,
qui ne cherche aucune gloire, mais qui cherche la
vérité ; qui craint Dieu seul et attend tout
de Dieu! Le Christ parlant à ceux qui cher-
chent la gloire venant des hommes, et non pas celle
qui vient de Dieu, ne dit-il pas : « Son Verbe ne
demeure point en vous » {verhum ejus non habetis
SILENCB ET TRAVAIL DU MATIN 23
in vohis manens)? Dcmc cherchez la gloire qui vient
de Dieu ; alors le Verbe de Dieu demeure en vous.
« Jouez pour les Muses et pour moi, » d'sait un
célèbre Athénien à un grand musicien méconnu.
Appliquez-vous ce mot. Ecrivez pour Dieu et pour
vous. Ecrivez pour mieux écouter le Verbe en vous,
ket pour conserver ses paroles. Supposez toujours
jqu'aucun homme ne verra ce qui vous est ainsi
(dicté.
Plus un livre est écrit loin du lecteur, plus il est
fort. Les pensées de Pascal, les travaux de Bossuet
pour le dauphin, la Somme de saint Thomas
d'Aquin surtout, écrite pour les commençants, en
sont des preuves. Une preuve des plus singulières
en ce genre se trouve dans les deux styles de Mas-
sillon : celui du Petit Carême, et celui des Discours
synodaux : le premier, préparé pour la cour, où
l'auteur abuse vraiment de la ductilité de la pensée,
où le défilé de la trame épuise la patience du regard;
l'autre presque improvisé pour quelques curés
d'Auvergne, courtes pages vivantes, énergiques, où
l'on rencontre un autre Massillon, aussi supérieur
au premier qu'un beau visage est supérieur à un
beau voile.
Voici encore une précaution à prendre.
L'esprit est prosaïque, l'âme poétique est musi-
cale. Symphoniaîis est anima : ainsi parlait une
sainte du moyen âge. Le livre de Vlmitation le dit
aussi. Quand l'âme se recueille et entend quelque
chose de Dieu, que la paix et la joie l'inondent, il
arriv<» bien ce que dit Gerson : Si dos pacem, si
gaudium sanctum infundis, erit anima servi lui
plena modtUatione. Joubert aussi l'avait compris 5
24 LES SOURCES
« Naturellement, dit-il, l'âme se chante à eile-
« même tout ce qu'il y a de beau. » Aussi, quand le
style est une habitude de l'âme, il y a un écueil à
éviter : c'est le chant. C'est l'excès de l'harmonie
musicale dans le style, et l'introduction involontaire,
presque continuelle du rythme et du vers dans la
prose : c'est un vrai défaut, quoique dans une prose
parfaite, toute syllabe, je crois, est comptée, et
même pesée. Mais il faut rompre ce chant trop
explicite, non par un calcul de détail, mais par une
modération générale et une profonde pudeur de
l'âme, qui, n'osant pas chanter, modère le rythme
des mots, le rend presque insensible, de même
qu'elle renferme en elle, avec pudeur, l'enthou-
siasme de sa pensée, et le maintient intime, caché,
réservé, presque insensible, mais d'autant plus
irrésistible et pénétrant.
CHAPITRE II
l'idée inspiratrice
JE cont'nue à vous donner ces conseils, à vous,
qui croyez à la présence de Dieu, et qui êtes
résolu à l'austère discipline de sa divine école.
Puissé-je me faire comprendre et vous mener jus-
qu'à la pratique même!
Je suivrai vos conseils, me direz-vous. Je saurai
supporter la solitude et le silence. J'écrirai donc
Mais quoi?
La réponse est impliquée dans ce qui précède ;
elle est très loin du conseil de Boileau :
Faites cbolx d'un sujet...
Mot étrange! Est-ce qu'un homme sérieux choisit
un sujet? S'il n'en a pas, il n'écrit pas. Jamais il
n'a le choix.
D'abord, au fbnd, il n'y a qu'un sujet : Dieu,
l'homme et la nature dans leur rapport ; rapport
où se rencontrent à la fois le bien, le mal, le vrai,
le beau, la vie, la mort, l'histoire, l'avenir. De
sorte que l'unique sujet total de la méditation de
l'âme, c'est, en effet, celui qu'indique saint Augus-
tin : Je cherchais pendant bien des jours ; je me
cherchais moi-même, moi et mon bien, et le mal
26 LES SOURCES
qxie je veux fuir. {Volventi mihi et per multos dies
quaerenti sedulo memetipsum et bomrni mewm, et
malum quod esset vitandunu)
Soit! Mais de quel côté prendre ce sujet, qui est
le sujet universel? Je réponds : û faut le prendre
comme il se présente.
Les musiciens n'ont-ils pas remarqué que, lors-
que l'âme est vraiment émue, il y a un ton, un seul, à
l'exclusion des autres, dans lequel il lui est possible
d'entrer? Et qu'on y regarde de près : non seule-
ment le ton, mais la mesure, mais le fond de l'har-
monie générale, peut-être même les détails de la
mélodie sont donnés, sont commandés par l'émo-
tion régnante.
Eh bien, si vous êtes en silence, si vous êtes
éveillé, ému, — et d'ordinaire le vrai silence amène
l'éveil et donne l'émotion vraie, — alors ces har-
monies et ces mélodies intérieures, quoique vous ne
sachiez pas peut-être encore bien les entendre, sont
en vous, et à ces harmonies répondent certains
spectacles, certaines faces des idées éternelles, cer-
taines inspirations particulières et actuelles de Dieu.
Croyez-vous que, lorsque vous serez recueilli vous
allez vous trouver en face des attributs de Dieu tels
que les professeurs de philosophie les expliquent?
Certainement non. Vous allez vous trouver, de fait,
en face de ce qu'annonce l'Evangile, le Verbe fait
chair. C'est pourquoi l'Evangile ne dit pas : Vous
n'avez tous qu'un maître qui est Dieu ; il dit d'une
manière plus précise : « Vous n'avez tous qu'un
« maître qui est le Christ. » Dieu n'est pas seule-
ment pour nous l'éternel, l'immobile, l'absolu,
l'invisible : il est aussi le Dieu vivant, présent,
l'idée inspiratrice 27
aimaBt et souffrant dans l'humanité. Il est celui de
qui vous viennent, si vous êtes vraiment son dis-
ciple, les plus particulières, les plus précises, les
plus actuelles inspirations.
Or, que voulez-vous que le Verbe fait chair pour
le salut du monde inspire à ses disciples, sinon ce
qui est est nécessaire actuellement au salut du siè-
cle où ils vivent, et surtout à leur propre salut?
Leur salut, le salut du siècle où ils vivent, voilà
l'œuvre et l'idée universelle, identique pour tous les
serviteurs de Dieu dans le même temps; mais variés
pour chacun d'eux selon le peuple dont on fait par-
tie, selon le rôle qu'on peut et qu'on doit remplir
dans la lutte.
Ainsi l'idée vraiment inspiratrice pour vous,
comme pour tous, c'est le salut du siècle, où vous
vivez, c'est votre salut, lié à votre œuvre, et qu'il
faut assurer à chaque heure par un travail et une
obéissance propre à cette heure. Votre idée, votre
lumière, votre source de vie, c'est le Dieu vivant et
fait homme, voulant votre salut et celui du siècle,
y travaillant, par sa providence actuelle, et vous
provoquant à l'aider : vous montrant, le côté précis
de la vérité que le monde, au moment présent, et
que vous-même, en ce moment, devez comprendre,
développer et pratiquer pour ne pas échapper au
plan providentiel, ou y rentrer si vous en êtes sorti.
Venons plus au détail. Voyons plus en particulier
ce qui est inspiré à l'âme qui a su parvenir au si-
lence.
J'ai dit que vous avez dû imposer silence au bruit
du siècle ; que, pour cela, vous avez dû rompre
avec lui. Mais p«nsez-vous que vous arez rompu
28 LES SOURCES
avec rhumanité pour écouter Dieu seul? Loin de là.
Rompre avec le siècle, c'est bien. Mais rompre avec
l'human'*é ne se peut pas. Le siècle n'est pas l'hu-
manité. La tendance du siècle et la tendance du
genre humain sont deux choses. Celle-ci est la loi
et l'autre la perturbation sur la loi. De même que
le mouvement total de la terre, dans sa course
autour du soleil, implique deux mouvements, celui
qui lui fait parcourir sa course régulière, et celui
qui la pousse à dévier en des oscillations acciden-
telles ; de même l'humanité, en chaque point de sa
marche, a deux mouvements, son mouvement pro-
videntiel et régulier, et un mouvement capricieux et
pervers qu'on nomme le siècle. Auquel des deux
mouvements voulez-vous appartenir? Auquel des
deux voulez-vous donner toutes vos forces? Il faut
vaincre ce mouvement faux qu'on nomme le siècle,
le mauvais siècle, qui est la résultante de tous les
égoïsmes, de toutes les sensualités, de tous les
aveuglements et de tous les orgueils du temps :
mouvement coupable, qui croise et retarde le mou-
vement vrai du genre humain.
Ainsi donc, rompre avec le siècle, ce n'est pas
rompre avec l'humanité, c'est être avec l'humanité,
en même temps qu'avec Dieu. Et de fait, la pre-
mière chose que trouve l'âme qui se dégage pour
être à Dieu, c'est l'amoui de l'humanité. Qui aime
le siècle n'aime pas l'humanité. Mais quand le sens
divin est réveillé en nous par le silence, le sens
humain, le sens d'autrui, le sens fraternel nous
revient. La communion avec l'immense humanité
commence, parce qu'on vient d'abjurer l'esprit tou-
jours sectaire du siècle. Nous rentrons en union, en
l'idée inspiratrice 29
sympathie réelle, inspiratrice, avec l'ensemble des
hommes de tous les siècles et de toutes les parties
de la terre, vivants ou morts, qui sont unis entre
eux et avec Dieu. Cette partie saine et essentielle
du genre humain, qui a l'unité, dans le temps et
l'espace, parce qu'elle a Dieu, cette assemblée uni-
verselle, cette Eglise catholique dans le sens le
plus large du mot, cette communion des hommes
en Dieu nous retrouve, nous reprend, nous ranime
de sa sève puissante et de ses divines inspirations.
Les craintes communes, les espérances communes,
les volontés, les pensées, les efforts de ce grand
faisceau d'âmes pour le salut et le progrès du
monde, nous portent, nous pénètrent, nous multi-
plient. Nous regardons le globe, comme Jésus-
Christ le regardait, avec larmes ; et, en voyant
les hommes couchés dans les ténèbres et les ombres
de la mort, accablés et foulés aux pieds par le mal,
nous voyons avec Jésus-Christ que la moisson est
grande et qu'il y a peu d'ouvriers. Nous savons
alors ce qui nous reste à faire. Nous savons à quoi
penser et à quoi travailler. Le sujet de tous no»
travaux est trouvé.
€^
CHAPITRE III
LE SOIR ET LE REPOS
TOUT n'est pas dit sur ces heures de la matinée
qui doivent vous apporter, conrme fruit se-
condaire, le don d'écrire ; qui ouvrent les
sources de l'âme et la pensée originale ; qui font
travailler en nous la raison plus que des années de
lecture ; qui mettent en mouvement l'homme entier;
qui clarifient l'esprit et même le corps. Je n'ai pas
dit encore tous les moyens de donner à ces heures
toute leur fécondité, ni de vous faire arriver au
grand but, vous, disciple de la justice et de la
vérité, qui voulez avoir Dieu pour maître.
Vous avez déjà bien compris que ce travail
d'écrire est en grande partie une prière. Je vous
parlerai, en effet, tout à l'heure, de la prière pro-
prement dite, qui est le grand moyen de donner à
ces heures et à la vie entière toute leur fécondité.
Mais, avant cela, voici un moyen que je vous re-
commande pour doubler votre temps.
Voulez-vous doubler votre temps? Faites tra-
vailler votre sommeil. — Je m'explique.
Dans un sens beaucoup plus profond qu'on oc
pense, la nuit porte conseiU
LE SOIR ET LE REPOS 3I
Posez-vous des questions le soir ; bien souvent
vous les trouverez résolues au réveil.
Quand un germe est posé dans l'esprit et le
cœur, ce germe se développe non seulement par
nos travaux, nos pensées, nos efforts, mais par
uae sorte de fermentation sourde, qui se poursuit
en nous sans nous. C'est ce que l'Evangile fait en-
tendre quand il dit : « Lorsqu'un homme a jeté en
« terre une semence, soit qu'il veille ou qu'il
« dorme, la semence croît et se développe; car la
« terre fructifie d'elle-même {terra enitn vitro fruc-
« tificat). » — Ainsi de notre âme, elle fructifie
d'elle-même.
Que font les écoliers pour bien apprendre leur
leçon? Ils la regardent le soir, avant de s'endor-
mir, et ils la savent le lendemain matin.
Que font les religieux pour bien méditer le matin?
Ils préparent leur méditation la veille, après la
prière du soir, et ils la trouvent toute vivante au
réveil dans leur esprit et dans leur cœur. Rien de
plus connu.
Laplace, l'illustre mathématicien, nous apprend,
dans un de ses ouvrages, que souvent il posait le
soir des problèmes par le travail et la méditation,
et que le matin au réveil, il les trouvait résolus.
Parmi ceux qui travaillent, qui n'a pas observé
ces faits? Qui ne sait à quel point le sommeil déve-
loppe les questions posées, fait fructifier les germes
dans notre esprit? Que de fois, au réveil, la vérité
qu'on avait poursuivie en vain brille dans l'âme
au sein d'une clarté pénétrante? On dirait que les
fruits du travail se concentrent dans le repos, et
que l'idée se dépose en notre âme comme un cristal,
32 LES SOURCES
comme un diamant, quand Veau mère, longtemps
agitée, vient à dormir.
Voilà le fait. Le sommeil travaille. Il faut donc
le faire travailler en lui préparant son travail le
soir.
L'emploi du soir! le respect du soir! Quelle grave
question pratique!
Nous venons de parler de ce qu'on peut appeler
la consécration du matin. Parlons de la consécra-
tion du soir.
C'est ici ou jamais qu'il faut savoir rompre avec
nos habitudes présentes. Je nie que les esprits puis-
sent grandir avec l'organisation actuelle du soir.
Quand toute journée finit par le plaisir, sachez
que toute journée est vide. Je ne parle pas de ceux
qui, chaque soir, brisent toute leur force et leur
dignité d'homme par une orgie. Je parle de ceux
qui, comme presque tous aujourd'hui, cessent toute
vie sérieuse à un moment donné, pour l'interrom-
pre pendant au moins douze heures ou quatorze
heures. Que devient ce temps? Qu'est-ce que nos
conversations du soir, nos réunions, nos jeux, nos
visites, nos spectacles? Il y a là comme un emporte-
pièce de quatorze heures sur la vie véritable. C'est
du repos, dira-t-on. Je le nie. Ce qui dissipe ne re-
pose pas. Le corps, l'esprit, le cœur, épuisés, dis-
sipés hors d'eux-mêmes, se précipitent après une
soirée vaine, dans un lourd et stérile sommeil, qu'
ne repose rien, parce que la vie trop dispersée, n'a
plus ni le temps ni la force de se retremper dans ses
sources. Dans quel état sort-on d'un tel sommeil?
Certes, il faut du repos ; et nous manquons au-
jourd'hui de repos bien plus encore qoe de travail.
LE SOIR ET LE REPOS 33
I-e repos est le frère du silence. Nous manquons
de repos comme de silence.
Nous sommes stériles faute de repos plus encore
que faute de travail.
Le repos est une chose si grande que la saitite
Ecriture va jusqu'à dire : « Le sage acquerra la
« sagesse au temps de son repos. » Et ailleurs, le
grand reproche qu'un prophète adresse au peuple
juif est celui-ci : « Vous avez dit : Je ne me repo-
« serai pas. » Et dixisti : Non quiescam.
Qu'est-ce donc que le repos? Le repos, c'est la
vie se recueillant et se retrempant dans ses
sources.
Le repos pour le corps, c'est le sommeil : ce qui
s'y passe. Dieu le sait. Le repos pour l'esprit et
pour l'âme, c'est la prière. La prière, c'est la vie
de l'âme, îa vie intellectuelle et cordiale, se recueil-
lant et se retrempant dans sa source, qui est Dieu.
La vie devrait se composer de travail et de
repos, comme la suite du temps de cette terre se
compose de jour et de nuit.
Nous donc aujourd'hui, nous travaillons encore
un peu, mais nous ne nous reposons plus. Après
l'agitation du travail, vient l'agitation du plaisir, et
après l'une et l'autre, la prostration et l'affaissement.
Où est pour nous le repos du soir, le repos sacré
du dimanche, celui des fêtes, et ces plus longs
repos encore qu'ordonnait la loi de Moïse?
Le repos, moral et intellectuel, est un temps de
communion avec Dieu et avec les âmes, et de joie
dans cette crmmunion. Or, il est bien visible que
nous n'avons conservé du repos que des figures
vides dans nos coutumes et nos plaisirs du soir.
34 LES SOURCES
Je ne cx>nnais qu'un seul moyen de vrai repos
dont nous ayons, quelque peu, conservé l'usage, ou
plutôt l'abus, dans l'emploi du soir : c'est la mu-
sique. Rien ne porte aussi puissamment au vrai
repos que la musique véritable. Le rythme musical
régularise en nous le mouvement, et opère, pour
l'esprit et le cœur, même pour le corps, ce qu'opère
pour le corps le sommeil, qui rétablit, dans sa plé-
nitude et son calme, le rythme des battements du
coeur, de la circulation du sang et des soulèvements
de la poitrine. La vraie musique est sœur de la
prière comme de la poésie. Son influence recueillie,
en ramenant vers la source, rend aussitôt à l'âme
la sève des sentiments, des lumières, des élans.
Comme la prière et comme la poésie, avec les*
quelles elle se confond, die ramène vers le ciel, lieu
du repos. Mais nous, nous avons trouvé le moyen
d'ôter presque toujours à la musique son caractère
sacré, son sens cordial et intellectuel, pour en faire
un exercice d'adresse, un prodige de vélocité et un
brillant tapage qui ne repose pas même les nerfs,
loin de reposer l'âme.
Vous donc qui voulez faire parler le silence et
travailler le sommeil, rendez utile aussi votre repos.
Faites en sorte que l'interruption du travail soit
vraiment le repos. Consacrez vos soirées. Allez à
la réalité des vaines et vides figures qu'ont conser-
vées nos habitudes. Que le repos du soir soit un
commerce d'esprit et d'âme, un effort commun
vers le vrai par quelque facile étude des sciences,
vers le beau par les arts, vers l'amour de Dieu et
des hommes par la prière; donnez des germes de
lumière, et de saintes émotions au sommeil qui va
LE SOIR ET LE REPOS 35
survenir et où Dieu même les cultivera dans l'âme
de son fils endormi.
Une vie bien ordonnée consacrerait ainsi le soir.
Elle consacrerait aussi la fin d^ chaque période de
sept jours, par un repos sacré, et par un jour de
communion des âmes en Dieu. Une vie bien ordon-
née consacrerait ainsi la fin de chaque année par un
repos réparateur qui doublerait la sève et la fécon-
dité du travail de l'année suivante.
Se retremper dans le spectacle de la nature, dans
la lumière des arts, dans le commerce des grands
esprits, dans les pèlerinages vers les absents, dans
les amitiés saintes, da^s ies ligues sacrées pour le
bien, et puis enfin daris quelques jours de sévère
solitude, en face de Dieu tout seul, dernier terme
du repos de l'année, — qui, de loin, paraît seul
austère, mais, de près, est bien doux, — ne serait-
ce pas là du repos? Une vie bien ordonnée, enfin,
consacrerait tout son automne, tout l'automne de
la vie, à Dieu surtout, à l'amour pur qui vient de
Dieu, à la charité pour les hommes, au côté subs-
tantiel de la science, aux espérances précises du
ciel, au recueillement vrai en Dieu, c'est-à-dire à
cet unique travail que l'oracle imposait à Socrate
dans sa prison, pendant les quelques jours qui le
séparaient de la mort, lorsqu'il lui dit ce mot que
nous ne savons pas traduire : Ne faites plus que de
la musique ; mot qui doit signifier qu'il faut finir
sa vie dans l'harmonie sacrée.
Mais ces beautés du soir de Lt vie ne sont que
des illusions pour la plupart des h»mmes ; pour
presque tous, la réalité est bien autre. La vie
entière ne peut finir dans l'harmonie sacrée, dan»
36
LES SOURCES
le saint et fécond repos, plein de germes que doit
développer la mort pour le monde d'en haut, que
si chacune de nos années et chacun de nos jours ont
su finir par le repos sacré : car l'automne de la vie
ne recueille que ce que chaque jour a semél
I
•
CHAPITRE IV
LA PRIÈRE
J'ose espérer que vous ne trouverez pas ces
conseils mutiles aux progrès de la Logique vi-
vante, c'est-à-dire au développement du Verbe
en vous. Je les crois plus utiles, en Logique pro-
prement dite, que l'étude des formes du syllogisme,
étude que je ne méprise point, vous le savez (i).
Je vous donne les moyens pratiques de développer
en vous la vraie lumière de la raison. Si vous le«
employez, si vous préparez vos journées par la
consécration du soir, votre sommeil lui-même tra-
vaillera. Vous vous réveillerez plein de sève, plein
d'idées implicites, d'harmonies sourdes. Si, pour
écouter cette fermentation intérieure de la vie, cette
voix du Verbe au fond de l'âme, vous savez établir
le silence en vous, le silence vrai, extérieur et inté-
rieur ; si, pour ne pas se borner à de vagues audi-
tions de ces murmures lointains, qui cesseraient
bientôt par la moindre paresse, vous y correspondez
par le travail ; si vous cherchez à en fixer les pré-
cisions et les détails par la pensée articulée et in-
carnée dans l'écriture, soyez certains qu'après bien
peu de jours d'un tel effort, vous en verrez le»
(1) Voir, dans le trolslôme llrre de la Logique. Le eluip. i.
D* 1, et le cb&p. IV tout entier.
38 LES SOURCES
fruits. Et lorsque, après votre travail, vous pren-
drez un jour de repos, et, après une journée, quel-
ques semaines, — si c'est le vrai repos, non son
contraire, — vous verrez que votre repos continuera
votre travail, et que vous pourrez dire de votre
esprit ce qu'on dit de la terre :
Nec nulla interea est inaratae gratla terrae.
Votre vie entière sera comme ce champ, labouré
et ensemencé, où la semence croît et se développe,
soit que l'homme veille, soit qu'il dorme : terra
enim ultro fructificat.
Cependant je n'ai pas tout dit, et il me reste à
vous donner le plus important des conseils. J'ai
nommé la prière, mais n'en ai pas encore parlé
directement, quoique indirectement je n'aie guère
cessé d'en parler.
Je vous le demande, priez-vous? Si vous ne priez
pas, qu'êtes-vous? Etes-vous athée ou panthéiste?
Alors ce n'est pas à vous que je parle en ce mo-
ment. Je parle à l'homme qui, ayant reconnu, dès
ses premiers pas en ce monde, le côté vain de la
vie, cherche son côté vrai, savoir : l'amour de la
justice et la vue de la vérité. Cet homme-là croit en
Dieu. Et pour peu que cet homme sache la valeur
des mots, il sait que Dieu est l'amour infini, la
sagesse, la vie infinie, libre, intelligente, person-
nelle, en qui nous sommes, en qui nous nous mou-
vons, en qui nous respirons.
Or, la prière est la respiration de l'âme en Dieu.
L'âme prie longtemps sans le savoir. L'âme des
enfants, dans leurs années pures, prie et contemple,
LA PKièSB 39
sans réfléchir, avec la force et la grandeur de la
simplicité. Mais, après ces années passives, vien-
nent les années actives et libres. La prière libre,
avec conscience d'elle-même, formera l'homme en
vous et développera en vous, à l'image de Dieu, la
personnalité qui est implicite «t latente dans l'en-
fant.
Je ne vous prouverai pas ici plus amplement qu'il
faut prier. Je ne vous y exhorterai même pas. Je
vous en donnerai les moyens.
On appelle vulgairement prière du matin et du
soir, la récitation d'un certain texte, excellent en
lui-même, en usage parmi les chrétiens, récitation
dont la durée varie de cinq à dix minutes ; et on
appelle méditation la réflexion libre sur quelque
grande vérité, morale ou dogmatique ; exercice que
quelques personnes font durer le matin une demi-
heure. Mais le grand obstacle à ces pratiques, c'est
que, dans la méditation, on dort ou on divague, et
que, dans la prière, on articule des mots, par trop
connus, sans réflexion ni sentiment. Ces deux fai-
blesses, que presque personne ne sait vaincre,
dégoûtent, éloignent continuellement de la prière
et de la méditation un très grand nombre d'âmes :
car à quoi bon, disent-elles, ces prières nulles, ces
méditations vides?
Or voici, pKJur éviter les distractions dans la mé-
ditation, le conseil donné récemment à l'assemblée
du clergé d'un diocèse de France.
« Méditez, en écrivant. »
Ecrivez lentement, parlez à Dieu que vous savez
présent ; écrivez ce que vous lui dites ; priez-le de
vous inspirer, de vous dicter ses volontés, d« vous
40 LE8 SOURCES
mouvoir de ces mouvements intérieurs, purs, déli-
cats et simples, qui sont sa voix, et qui sont infail-
libles. En effet, s'il vous dit : a Mon fils, sois
bon ; » cela peut-il être trompeur? S'il vous
dit : « Aime-moi par-dessus tout : sois pur, sois
« généreux ; aime les hommes comme toi-même ;
« pense à la mort qui est certaine, qui est pro-
« chaîne ; sacrifie ce qui doit passer ; consacre ta
« vie à la justice et à la vérité, qui ne meurent
« pas; » direz- vous que ces révélations ne sont
pas infaillibles? Et si, dans le même temps,
l'amour énergique de ces vérités manifestes vous
est comme inspiré au cœur par je ne sais quelle
touche divine qui saisit et qui fixe, direz-vous que
la source de ces forces ardentes et lumineuses n'est
pas Dieu? Et si, sans rien ajouter d'arbitraire et
d'inutile à ces impressions fortes et à ces lumières
simples, vous les écrivez toutes brûlantes, pensez-
vous que vous n'en serez pas doublement saisi, et
que la distraction et le sommeil interviendront dans
cette méditation? Quelqu'un disait, — c'était une
femme : — « Oh! je ne veux plus méditer ainsi :
« cela me saisit trop. »
Essayez, et j'espère que plus d'une fois vous ces-
serez d'écrire pour tomber à genoux et pour verser
des larmes.
Plus d'une fois, sous la touche de Dieu, — vous
savez qu'il est vrai de le dire : Dieu nous touche,
— plus d'une fois vocre âme, recueillie par le
grand et divin saisissement de ce rare et puissant
contact, votre âme opérera d'ellt-même cet acte
prodigieux que Bossuet nomme le plus grand acte
de la vie, et qu'il faut que je vous fasse connaître*
LA PRIÈRE 41
Et, à ce propos, je vous conseille de lire et de
relire avec la plus profonde attention les opuscules
de Bossuet intitulés : Manière courte et facile de
faire oraison, et Discours sur l'acte d'abandon.
C'est le résumé le plus pur et le plus substantiel de
l'ascétisme et du mysticisme orthodoxe.
Voici donc l'acte le plus profond, le plus sublime
et le plus important que l'âme humaine puisse opé-
rer, et dont Bossuet, d'accord avec l'Eglise catho-
lique et la plus savante théologie, vous parle ainsi :
« Il faut trouver un acte qui renferme tout dans
« son unité.
« Faites-moi trouver cet acte, ô mon Dieu! cet
« acte si étendu, si simple, qui vous livre tout ce
« que je suis, qui m'unisse à tout ce que vous
« êtes. »
« Tu l'entends déjà, âme chrétienne : Jésus te
« dit, dans le cœur, que cet acte est l'acte d'aban-
« don, car cet acte livre tout l'homme à Dieu : son
« corps en général et en particulier, toutes ses pen-
« sées, tous ses sentiments, tous ses désirs ; tous
« ses membres, toutes ses veines avec tout le sang
« qu'elles renferment ; tous ses nerfs, jusqu'aux
« moindres linéaments ; tous ses os, jusqu'à l'in-
« térieur et jusqu'à la moelle ; toutes ses entrailles;
« tout ce qui est au dedans et au dehors. »
« O Dieu! unité parfaite que je ne puis égaler ni
« comprendre par la multiplicité, quelle qu'elle
« soit, dans mes pensées, et, au contraire, dont je
m m'éloigne d'autant plus que je multiplie mes
« pensées, je vous en demande une, si vous le vou-
« lez, où je ramasse en un, autant qu'il est permis
42 LB8 SOURCES
« à ma faiblesse, toutes vos infinies perfections, ou
« plutôt cette perfection seule et infinie, qui fait
« que vous êtes Dieu, en qui tout est. »
« Avec cet acte, qui que vous soyez, ne soyez en
« peine de rien. Le dirai-je? Oui, je le dirai : ne
K soyez pas en peine de vos péchés mêmes, parce
« que cet acte, s'il est bien fait, les emporte tous.
« Cet acte, le plus parfait et le plus simple de
« tous les actes, nous met pour ainsi parler, tout
« en action pour Dieu. C'est un entier abandon à
« cet esprit de nouveauté qui ne cesse de vous
« réformer intérieurement et extérieurement en
« remplissant tout votre intérieur de pudeur, de
« modestie, de douceur et de paix.
ec Qu'est-ce que cet acte, sinon cet amour parfait
« qui bannit la crainte? Tout disparaît devant cet
« acte qui renferme toute la vertu du sacrement de
« Pénitence. »
Vous le voyez, je vous mène en Théologfie mys-
tique à propos de logique ; mais tout se touche. La
Logique vivante, qui est le développement du Verbe
en vous, c'est-à-dire de votre esprit ou verbe hu-
main par son union à l'esprit et au Verbe de Dieu,
la Logique réelle et vivante, a certainement pour
source principale la prière, la prière substantielle
telle que Bossuet vient de nous la décrire.
Ajoutons un mot sur l'autre prière, celle dont
quelques-uns se dégoûtent, parce que ce sont, di-
sent-ils, toujours les mêmes paroles, qu'à la fin
l'habitude nous empêche de voir et d'entendre.
Le fond de cette prière quotidienne, c'est l'Orai-
son dominicale : « Notre Père qui êtes aux deux »,
LA PRIÈRE 43
et le reste. Cette prière que notre mère, dans notre
première enfance, nous a fait dire sur ses genoux
et en joignant elle-même nos mains, est celle qui a
été dictée, mot pour mot, par le Christ, le maître
des hommes. Cette prière, me fût-elle inintelligible,
je veux, à tous les titres, et vous voulez comme
moi la répéter, tous les jours de la vie, matin et
soir, jusqu'à la mort. Du reste, lorsque votre
esprit s'est ouvert et a regardé le monde et son
histoire, vous avez dû comprendre le sens visible-
ment divin de ces paroles. Elles sont la prière essen-
tielle de l'humanité sur la terre : « Notre Père, —
« que votre règne arrive, que votre volonté soit faite
« sur la terre comme au ciel. » Evidemment, cela
môme est la substance de la prière, telle que Dieu
doit nécessairement la dicter à tout cœur qu'il ins-
pire.
Mais voulez-vous ajouter quelque chose à cette
courte prière dictée de Dieu, à ce fond de toute
prière écrite? êtes-vous de ces heureux et flexibles
esprits qui savent lire, c'est-à-dire quitter, quand
ils le veulent, leur pensée propre, pour entrer aussi-
tôt dans la pensée d'autrui et improviser en eux-
mêmes tout ce que comportent de sens des paroles
apportées du dehors? Si vous avez ce don, je vous
en félicite grandement et voici ce que je vous con-
seille. Il existe d'admirables paroles, pleines d'une
poésie toute divine et de la plus vigoureuse et de la
plus sublime simplicité. Lisez-les comme prière d\i
matin et du soir. Ce sont les Psaumes, sainte
poésie du peuple qui a été le cœur du monde an-
cien et le père du Messie. L'Eglise catholique en a
composé des prières, qu'elle met d:ms la bouche de
^4 LBS SOURCB9
ses prêtres. Ces prières, préparées pour les heures
diverses du jour, sont composées chacune d'une
partie fixe et d'une partie variable : la partie va-
riable diffère pour chaque heure et pour chaque
jour de la semaine. Prenez, chaque jour, deux de
ces prières, dont l'une répond à la prière du matin
et l'autre à celle du soir, ce que nous appelons
Prime et Compiles. Lisez-les avec • une profonde
attention, et regardez la partie variable comme une
révélation spéciale que Dieu vous adresserait, à
vous, et pour ce jour. Vous verrez si ces vastes pa-
roles n'ont pas une singulière vertu pour nous aider
à sortir de nos mesquines pensées.
•€-è
CHAPITRE V
LA LECTURE
J'ai dit un mot de la lecture. Il en faut parler
plus au long. Après la prière et tout ce quï
s'y rapporte, après la méditation personnelle,
vient la lecture comme source de lumière.
Comment user de la lecture pour le progrès de
la Logique vivante, le développement du Verbe en
vous?
Il y a un livre qu'on appelle, entre tous les au-
tres, le livre proprement dit, la Bible. Lisez ce
livre.
Et d'abord, croyez-vous qu'il ne puisse y avoir,
sur la terre, de parole de Dieu actuellement écrite?
Il y a des penseurs qui soutiennent que tous les
livres sont sacrés, que toute pensée est inspirée,
que toute parole est parole de Dieu. Car, disent-ils,
s'il est vrai, comme le croient les chrétiens, que
l'homme n'est raisonnable, qu'il ne pense et ne
parle que par une participation actuelle à la lu-
mière de Dieu, ou plutôt si, comme nous le soute-
nons, disent-ils, l'homme est Dieu même pensant,
comment expliquez-vous que l'homme puisse parler
quelque chose qui ne soit pas parole de Dieu?
l'cspèra que vous n'adhérez pas à tout ce pan-
46 LES SOURCES
théisme. Mais du moins, si l'on vous enseigne qu'il
y a, dans la mémoire des hommes et dans la tradi-
tion, des paroles pures et vraiment inspirées de
Dieu, je suis certain que vous n'avez aucune solide
raison de le nier.
Voici que, depuis plus de trois mille ans, une
grande partie du genre humain, la plus vivante, la
partie civilisatrice du monde, qui forme le courant
principal de l'histoire universelle, et qu'anime
l'Fglise catholique, voici dis-je, que ce côté lumi-
neux de l'humanité, par des motifs considérables,
qu'il vous est facile de connaître, tient comme étant
tout pur, comme certainement saint et divinement
inspiré, ce texte écrit qu'on nomme la Bible. Pour-
quoi ne le pas croire, si vous croyez en Dieu? Pour-
quoi ne pas croire d'avance que la bonté du Père a
su parfois inspirer ses enfants?
Vous lirez donc la Bible.
Du reste, oommeiit comprendre qu'un homme,
quel qu'il soit, -x;royant ou autre, ne médite pas,
avant toute autre chose, les paroles du Christ?
Comment comprendre que l'Evangile ne soit pas
toujours, pour tout homme de cœur et tout homme
qui pense, le premier des livres?
Vous donc, qui voulez être disciple de Dieu et
qui avez en vous le sens divin, vous lirez chaque
jour l'Evangile. Et quand vous en aurez quelque
usage et que vous y lirez ceci : « Si vous pratiquez
« ma parole, vous connaîtrez la vérité, et la vérité
« vous rendra libres; » quand vous aurez, en effet,
entrevu l'insondable lumière du texte et pressenti
les forces libératrices que sa pratique vous donne-
rait, vous verrez bien qu'après la pratique même
LA LECTURE 47
de l'Evangile et la prière, la méditation des paroles
du Christ doit être la grande source philosophique,
l'aliment principal du développement du Verbe en
vous.
Quand vous commencerez à comprendre, et à vous
douter enfin de cet Evangile éternel, incarné dans
cet Evangile historique que vous voyez, vous direz
avec Origène : « Il s'agit donc maintenant de tra-
« duire l'Evangile sensible en Evangile intelligible
« et spirituel. » Et vous ajouterez avec son com-
mentateur, Thomassin : « Oui, il faut traduire
« l'Evangile temporel et sensible en Evangile in-
« telligible et éternel, si nous voulons enfin quitter
« l'enfance et parvenir à la puberté de l'es-
« prit (i). »
Voici comment vous lirez.
Lisez le texte ou la Vulgate. D'ordinaire, met-
tez une heure à lire un ou deux chapitres. Quel-
quefois, une lecture suivie de l'un des quatre Evan-
giles est d'un grand fruit. Dans ce cas, il faut lire
tantôt dans une langue, tantôt dans une autre,
français, allemand, anglais, etc. Dans tous les cas,
efforcez-vous de vous appliquer à vous-même tout
ce que vous lisez. Priez Dieu ardemment de vous
faire entrer dans le fond du sens. Efforcez-vous, ?t
ceci est très important, de trouver dans les dis-
cours du Christ, qui d'ordinaire semblent passer
brusquement d'un objet à un autre, l'unité puis-
(1) « Et enlm nunc nobls proposltuni est, » ÛM Orlgèiic, ■ ut
« ETangellum senslblle transmutemus In lnt«lUglb:le et splrl-
« tuale. » Et Thomassin ajout* : « Dbl persplcue duplex dlscrl-
• mlnat EvaageUum, et senslblle In Intelltgiblle, temporale In
■ aeternum traducl debero demonstrat, si modo puerltia ali-
• quando excuti et adolescere Intelllgentla débet. » (Tbomenl-
nus. De Incamalione Verbt, llb. l. cap. x.)
48 LES SOURCES
santé et vivante qui les caractérise. A mes yeux,
une des plus fortes preuves intrinsèques de la divi-
nité de ces discours, c'est leur saisissante unité
jointe à leur étonnante variété. Quand on est par-
venu au fond du sens, on aperçoit une sorte de
lumière éternelle, immense et simple, dans laquelle
vivent et se touchent tous les objets de la création,
les plus divers, les plus lointains, comme en Dieu
même. Si jamais il vous est donné, une seule fois,
de voir les mots évangéliques que Jésus-Christ lui-
même compare à des grains de blé, s'il vous est
donné de voir ces germes éclater et s'ouvrir, déve-
lopper leurs tiges, leur beauté, leurs parfums,
leurs trésors, vous n'oublierez pas ce spectacle. Et
quand vous vous serez nourri de leur substance,
qui est à la fois vigne et froment, et plus encore,
ou plutôt qui est je ne sais quelle substance univer-
selle impliquant tout, vous comprendrez pourquoi,
le Christ ayant prononcé sur le monde ce peu de
mots que nous recueillons en dix pages, ces quel-
ques mots ont produit dans l'histoire, je ne dis pas
la plus grande, je dis la seule révolution morale,
religieuse et intellectuelle qu'ait vue le genre hu-
main.
Plus vous aurez de cœur, d'esprit, de science,
de bonne volonté, de courage, de pénétration,
d'expérience, surtout d'amour des hommes, plus
vous verrez le texte évangélique s'ouvrir pour
vous. Mais sachez bien que vous n'aurez =,aisi le
sens dernier des mots du Christ que lorsque vous
apercevrez leur incomparable unité, et quand vous
pourrez dire de chacun d'eux : Patuii Devs.
LA LECTURE 49
II
Vous voyez, vous qui voulez avoir Dieu pour
maître, que je ne cesse de vous dire une seule
chose : écoutez Dieu dans le silence, dans la médi-
tion, dans la prière, dans le travail de la prière
écrite, dans la lecture. Comme lecture, je ne vous
ai encore parlé que d'un seul livre, l'Evangiie
Mais la lecture du livre divin exclura-t-elle les
livres humains? Brûlerons-nous tout pour l'Evangile
comme on a tout brûlé pour le Coran? Non; le livre
divin n'exclut pas plus les livres humains que
l'amour de Dieu n'exclut l'amour des hommes.
L'amour de Dieu donne l'amour des hommes ; de
même on puise dans l'Evangile l'intelligence des
pensées des hommes : on y puise l'esprit philoso-
phique et scientifique le plus profond; et, il faut
dire avec saint Thomas : « La science du Christ ne
« détruit pas la science humaine, mais l'illumine. »
Un esprit élargi par l'Evangile, voit dans les livres
humains des étendues, des profondeurs, que
l'homme souvent n'y a pas mises, mais qu'il a ren-
contrées et laissées au milieu de son œuvre, à son
insu. D'ordinaire, notre étroite pensée ne voit,
dans le livre ou la pensée d'autrui, que ce que les
mots et le style expriment à la rigueur. Loin de
prêter aux autres, nous leur ôtons. Nous leur fai-
sons toujours, dans notre entendement parcimo-
nieux et inhospitalier, un lit de Procuste. Mais l'es-
prit dilaté par l'Esprit du Christ a cet incomparable
don des langues, qui comprend les langages divers
des différentes natures «d'esprit. Il a cette bien-
I.BS SOU HORS 4
50 LES SOURCES
veillance intellectuelle qui transfigure les accidents
de la parole ; remonte de la parole à son sens dans
l'esprit, et de ce sens lui-même, tel qu'il est dans
l'esprit de nos frères, à l'étemelle idée qui est en
Dieu, et qui porte et inspire ce sens. En sorte que,
parfois, cette clairvoyante charité de l'esprit voit
les choses même à travers une pensée mal conçue
et plus mal exprimée, et elle se sert de ces débris
pour reconstruire la vérité, comme la spience re-
construit un être, qui fut vivant, avec un débris de
ses os.
On sait qu'il n'y avait pas de livre si détestable
dont Leibniz ne tirât quelque fruit.
Faites de même ou plutôt faites mieux. Puisqu'il
est permis de choisir, ne lisez que les excellents.
Il faut lire, disait Malebranche. Il ne faut lire
qu'un livre, disait un autre, voulant faire com-
prendre par là la puissance toujours considérable
de l'unité. Mais que serait-ce si vous saviez trouver
l'unité des esprits du premier ordre, et si vous pou-
viez fréquenter comme une seule société, par voie
de comparaison continuelle, Platon et Aristote,
saint Augustin et saint Thomas d'Aquin, Descartes,
Bossuet et Fénelon, Malebranche et Leibniz! Ce
sont là, je crois, les principaux génies du premier
ordre. Puissiez-vous parvenir à comprendre dans
quel sens général et commun Dieu inspire les
grands hommes, et ce qu'il veut de l'esprit humain!
Puissiez-vous clairement comprendre, dans Aris-
tote et dans Platon la grandeur de l'esprit de
l'homme et ses bornes, et dans les autres, l'immen-
sité qu'ajoute à la raison humaine la lumière révé-
lée de Dieu I
\
CHAPITRE VI
FOI. — SCIENCE COMPARÉ»
1
MAIS, disions-nous, qu'est-ce que Dieu veut de
l'esprit humain? Grande question, que je
n'aborde pas ici tout entière. Je poursuis
ces conseils pratiques. Il est vrai qu'ils nous mè-
nent à considérer un côté, fort important pour nous,
de cette question.
Je vous ai dit que, quand un homme se donne
vraiment à Dieu et devient son disciple. Dieu le
pousse à une œuvre, le salut du siècle où il vit.
Dieu lui montre le monde malade, couché dans les
ténèbres et la souffrance ; il lui donne le regard du
Christ pour en sonder les plaies, et quelque chose
du cœur du Christ pour les sentir : puis il lui dit,
au fond du cœur : « Il y a peu d'ouvriers. »
Quand l'homme comprend et se décide à devenir
un ouvrier, un de ces « ouvriers dont parle le pro-
« phète, qui travaillent sur les nations (i), » qui
fortifient leurs frères, et que Dieu suscite quelque-
fois pour sauver un siècle ou un peuple, alors Dieu
lui inspire, par la compassion et l'amour, l'intelli-
(1) Zacb., I, 20, ti. Et ottendlt «ilhl Domluu» quatuor ta-
broi., ut dejlclani cornna coutlum.
52 LES SOURCES
gence, ou instinctive ou développée, de l'œuvre à
entreprendre.
Or, aujourd'hui, quelle est la plaie et quelle est
l'œuvre?
Il n'est pas nécessaire» d'êtr/» prophète pour le
savoir, Jésus-Christ dit aux hommes dans l'Evan-
gile : a Vous savez bien prévoir le beau temps ou
« l'orage ; nypocritesl pourquoi ne connaissez-
« vous pas aussi les signes des temps (2)? »
Vous donc qui voulez devenir ouvrier parmi les
hommes, rendez-vous attentif aux signes des
temps qui s'aperçoivent.
Mais d'abord, qu'attendez- vous de la marche de
l'humanité sur la terre? Vers quel avenir va le
monde? Comment finira-t-il?
Pour moi, je crois que le monde est libre et finira
comme il voudra. Le monde finira comme un saint,
comme un sage, ou comme un méchant : peut-être
comme une de ces âmes insignifiantes et inutiles
que Dieu seul peut juger. Tout est possible. L'hu-
manité est libre. Il n'y a pas d'article de foi sur ce
point. La seule chose qu'en ait dite le Christ, si
toutefois j'entends bien ses paroles, est une ques-
tion qu'il a posée sans la résoudre. « Quand le fils
« de l'Homme reviendra, dit-il, pensez-vous qu'il
« trouve encore de la foi sur la terre? » Il semble
que, sur ce sujet, le doute est la vérité même.
Or, je ne sais si vous sentez ceci comme je le
sens, mais ce doute m'électrise. Le doute éner\'e
d'ordinaire ; ici il vivifie, il transporte. Oui, il s»
peut que sur la face de cette terre, comme frufi
de tant de larmes et de luttes, le bien l'emporte
(9) Luc. XII, u.
J
FOI. — SCIENCE COMPARÉE 53
enfin, que l*^ règne de Dieu arrive, et que sa volonté
soit faite en la terre, comme au ciel. Il se peut que
l'histoire finisse par une moisson. Et il se peut
aussi que tout finisse par la stérilité, comme la vie
du figuier maudit ; que, comme on voit des
hommes, épuisés de débauche et perdus de folie,
mourir avant le temps, le monde aussi vienne à
mourir avant le temps, épuisé de débauche et perdu
de folie. Il se peut que la justice et la vérité soient
vaincues, et rentrent dans le sein de Dieu en mau-
dissant la terre qui aura refusé de donner son fruit.
Or, vous savez qu'aujourd'hui, parmi nous, bien
des esprits découragés soutiennent qu'il en sera
certainement ainsi. D'autres, étrangement con-
fiants, déclarent qu'il en sera, sans aucun doute,
tout autrement, et que le bien doit triompher sur
terre. Moi, je l'ignore, et je ne sais qu'une seule
chose, c'est que l'humanité est libre et que
l'homme finira comme il voudra. Je sais que vous,
moi, chacun de nous, nous pouvons ajouter nos
mouvements et notre poids au mouvement de déca-
dence qui nous emporte vers l'abîme, ou bien, au
nom de Dieu, et en union avec le Christ, travailler
à sauver le monde, et à redresser, en ce moment
môme, la direction du siècle et de l'histoire, si elle
est fausse.
Mais, je vous le demande maintenant, et ceci est
la plaie du siècle, qu'est-ce qui nous manque à tous
pour cette œuvre?
Il nous manque la foi.
Si vous aviez de la foi, seulement comme un
grain de sénevé, a dit le Christ, vous transporte-
riez les montagnes, et rien ne vous serait impos-
54 I^S SOURCES
sible. Or, qui est-ce qui croit maintenant que rien
n'est impossible? Qui est-ce qui croit qu'on peut
transporter les montagnes, qu'on peut guérir les
peuples, faire prédominer la justice dans le monde,
et, dans l'esprit humain, la vérité? Où sont-ils, ces
croyants?
La foi manque dans ceux qu'il faut sauver, et
l'on ne peut pas les saisir ; et la foi manque dans
ceux qui veulent ou croient vouloir sauver les au-
tres, et ils n'ont pas la force d'entraîner ceux qu'ils
auraient saisis.
Quand le Fils de l'Homme reviendra, pensez-
vous qu'il trouve encore de la foi sur la terre?
Je le vois, nous sommes sous le coup de cette
question. Voilà la plaie.
« Seigneur, augmentez-nous la foi. » Voilà donc
la prière qu'il faut faire, et l'œuvre à laquelle il
faut nous attacher.
Mais comment?
II
Il y a deux manières. L'une, plus haute que la
philosophie, ne nous regarde pas ici ; je l'indiquerai
cependant. L'autre précisément est l'oeuvre de la
philosophie, et répond à la question posée plus
haut : Qu'est-ce que Dieu veut de l'esprit humain?
Le plus puissant moyen de retrouver la foi est
celui qu'a employé saint Vincent de Paul. On lit,
dans la vie de cet homme héroïque, un fait trop
peu connu. Un jour, ému de compassion par l'état
d'un malheureux prêtre, docteur en théologie, qui
perdait sa foi parce qu'il avait cessé d'étudier la
grande science, saint Vincent de Paul pria Dieu de
FOI. — SCIENCE COMPARÉE 55
lui rendre la vivacité de sa foi, s 'offrant de se sou-
mettre lui-même, s'il le fallait, au fardeau que ce
pauvre frère ne pouvait pas porter. Il fut exaucé à
l'heure même, et ce grand saint resta, pendant
quatre ans, comme privé de cette foi qui cependant
était sa vie. Savez-vous comment il sortit de cette
épreuve? Il en sortit en devenant saint Vincent de
Paul, c'est-à-dire tout ce que signifie ce nom. C'est
cette épreuve, inexplicable en apparence, qui a fait
saint Vincent de Paul, c'est-à-dire l'esprit de foi,
d'amour, de compassion incarné dans une vie tout
entière. C'est en se donnant à la compassion sans
réserve que ce grand cœur a retrouvé la possession
paisible de sa foi. « Après trois ou quatre ans
« passés dans ce rude exercice, dit son historien,
« gémissant toujours devant Dieu, il s'avisa un
n jour de prendre une résolution ferme et inviolable
« de s'adonner toute sa vie, pour l'amour de Dieu,
« au service des pauvres. Il n'eut pas plus tôt formé
« cette résolution dans son esprit que ses souf-
« frances s'évanouirent, que son cœur se trouva
« remis dans une douce liberté ; et qu'il a avoué
« depuis, en diverses occasions, qu'il lui semblait
« voir les vérités de la foi dans la lumière (i). »
Voilà l'exemple. Que notre siècle en fasse autant,
et se donne, pour l'amour de Dieu, au service des
pauvres. Il n'y aura bientôt plus de lutte contre la
foi.
Tel est le grand et le premfer moyen de ramener
la foi sur la terre pour la sauver. Voici le second.
Le premier est ce que Dieu veut du cœur humain.
Le second est oe que Dieu v«ut de l'esprit humain.
(1) AUIXT, t. II. p. IM.
56 LES SOURCES
Ceci regarde la Logique. Donnez-moi toute votre
attention.
III
Quelle est depuis trois siècles, en France, et plus
ou moins dans toute l'Europe, et par conséquent
dans le monde, la marche de l'esprit humain sous
le rapport de la foi? Je vois un grand siècle de foi,
le dix-septième ; je vois un siècle d'incrédulité, le
dix-huitième ; je vois un siècle de lutte entre la foi
et l'incrédulité, c'est le nôtre. Qu'est-ce qui l'em-
portera? C'est là, dis-je, ce qui dépend de nous.
Qu'était le dix-septième siècle? Un docteur en
théologie, d'abord ; et en outre, sous le rapport in-
tellectuel, le point le plus lumineux de l'histoire.
Le dix-septième siècle, lui seul, est le père des
sciences, le créateur de cette grande science mo-
derne dont nous sommes si fiers aujourd'hui. On a,
depuis, perfectionné, séduit et appliqué ; mais il a
tout créé, et, si l'on ose ainsi parler, tout dans
l'ordre scientifique, a été fait par lui, et rien de ce
qui a été fait jusqu'à présent n'a été fait sans lui.
Il y a eu là comme une inspiration du Verbe pour
r.Tvènement des sciences. Ce siècle, du reste, était
le plus précis, le plus complet des siècles théologi-
ques ; le plus grand sans comparaison des siècles
philosophiques, et le plus grand des siècles litté-
raires.
Mais après cet immense élan, l'esprit humain,
semblable à ce docteur qui avait cessé d'étudier,
cessa aussi de travailler, non la physique, non les
mathématiques, mais la théologie et la phîlosopb'e,
la science de Dieu et celle de l'honanvR.,
FM. — SCIENCE COMPARÉE 57
Et alors la foi se perdit.
Je dis qu'on a cessé de travailler la théologie et
la philosophie. La théologie, cela est visible ; et
l'oeuvre du dix-huitième siècle a précisément con-
sisté à chasser la théologie de toutes les directions
de l'esprit humain. On la chassait au nom de la phi-
losophie. On proclamait le règne de la philosophie,
et, pendant ce temps, on chassait la philosophie à
tel point que je ne connais aucun siècle qui en ait
eu moins. C'est ce que j'ai quelque part clairement
démontré par une citation de Voltaire, suivie d'une
citation de CondlUac. Je dis donc qu'après l'im-
mense lumière du siècle précédent, l'ignorance phi-
losophique du dix-huitième siècle est un prodige
qui ne saurait être expliqué que par la dépravation
générale des moeurs, la paresse et l'abâtardisse-
ment qui en résultent. Je ne connais qu'un seul
phénomène analogue : c'est l'histoire, du reste trop
fréquente, de ce pauvre enfant, d'abord brillant et
admirable dans ses études, tant qu'il est pur et
pieux; mais le vice et l'impiété le font descendre,
d'une année à l'autre, aux derniers rangs.
On cessa donc de s'occuper de théologie et de
philosophie, et on perdit la foi, ou plutôt le tout
vint ensemble : il y a \h une cause et un effet
mêlés, qui se produisent réciproquement : immora-
lité, incrédulité et paresse, font cercle. Le commen-
cement est où l'on veut.
Je n'ajoute qu'un mot sur le dix-huitième siècle.
Sa ressource devant Dieu, et ce pour quoi, peut-
être, il n'a pas absolument rompu avec le cours
providentiel de l'histoire, c'est qu'il a parlé de jus-
lice et d'amour des hommes, parfois sincèrement.
58 LES SOURCES
et que, pendant qu'il s'égarait d'ailleurs, il y avait,
au fond du siècle, je ne sais quel mouvement du
cœur universel des bons, qui cherchait, par une
adoration plus profonde, à devenir plus semblable
au cœur sacré du Christ ; et le siècle superficiel
lui-même, à travers ses débauches et ses folies, bé-
nissait saint Vincent de Paul, et le prenait pour
son patron.
Mais revenons. La question est aujourd'hui de
savoir lequel des deux mouvements sera le nôtre. A
qui voulons-nous ressembler, à nos pères ou à nos
aïeux? Il est clair que ces deux mouvements, parmi
nous, luttent encore et que nous hésitons. Laisse-
rons-nous courir la décadence, qui court toujours,
ou remonterons-nous vers la lumière?
Je le répète, cela dépend de nous.
Vous avez vu la décadence simultanée de la phi-
losophie et de la foi. Relevez l'une et l'autre en
même temps, et l'une par l'autre. Est-ce que vous
ne comprenez pas que votre philosophie stérile,
épuisée, et dont ne s'occupe plus que la lignée des
professeurs, n'est telle que parce qu'elle est vide
de foi? Et ne voyez-vous pas de vos yeux que la foi
est chassée de l'esprit de tous les demi-savants, et
même des ignorants, par le préjugé séculaire que
la philosophie et la raison sont contraires à la foi?
Travaillez donc à les réunir, et vous travaillerez
au salut du siècle.
IV
Mais je ne m'arrêterai pas aux généralités, je
veux en venir au détail. Voici pour arriver à ce
grand but, — qui est précisément ce que Dieu veut
FOI. -^ SCIENCE COMPARÉS 59
de l'esprit humain; — voici encore, si vous ne vous
lassez pas de me suivre, un conseil pratique qui,
du reste, est indispensable au développement de vo»
facultés et au progrès de la lumière dans votre
esprit.
Voici ce conseil : Travaillez la science comparée.
Ceci demande explication.
Travailler la science comparée, c'est prendre
pour devise, dans vos études, cette parole de Leib-
niz : « Il y a de l'harmonie, de la métaphysique,
« de la géométrie, de la morale partout. » C'est
ajouter encore à cette immense et profonde parole
deux mots que Leibniz ne désavouera pas, et dire :
« Il y a de l'harmonie, de la métaphysique, de la
« théologie, de la physique, de la géomé-
« trie, de la morale partout. » C'est y ajouter
encore une autre parole que nous citons sans cesse
et que nous voudrions pouvoir écrire partout en let-
tres d'or, et que voici : « Il faut savoir qu'il y a
« trois sortes de sciences : la première est pure-
« ment humaine ; la seconde, divine simplement ;
« la troisième est humaine et divine tout ensemble;
« c'est proprement la vraie science des chré-
« tiens (i). »
Si vous voulez aujourd'hui travailler utilement,
contribuer au retour du siècle vers la lumière, à la
renaissance de la foi, à la restauration de la raison
publique, c'est dans ce sens qu'il vous faut tra-
vailler.
Rappelez-vous les paroles du grand Joseph de
Maistre, ce demi-prophète.
« Attendez que l'affinité naturelle de la religion
U) vu de ht. OlUr, t. Il, p. tn.
60 LES SOURCES
« et de la science les réunisse dans la tête d'un seul
« homme de génie : l'apparition de cet homme ne
« saurait être éloignée, et peut-être même existe-t-
« il déjà. Celui-là sera fameux et mettra fin au dix-
e huitième siècle, qui dure toujours (i). »
Remarquez toutefois que si l'homme de génie
était né avant 1810, ou même avant 1820, il aurait
bien probablement déjà donné signe de vie. Consi-
dérez de plus que l'œuvre est tellement irmnense
qu'Aristote ou Leibniz n'y suffirait pas. Aristote a
trop peu d'élan; Leibniz a trop de singularités.
Peut-être saint Thomas d'Aquin pourrait-il entre-
prendre la Somme du dix-neuvième siècle : génie
d'un élan prodigieux, sans aucune singularité, su-
blime et rigoureux, aussi étendu tout au moins
qu'Aristote ou Leibniz, on n'ose lui tracer de limites
ni dire ce qu'il ne pourrait pas.
Mais où est saint Thomas d'Aquin? Où est la
plus haute sainteté, unie au plus haut génie? Où
est l'absolue chasteté d'une vie entière, unie à la
richesse d'une nature méridionale? Où sont la soli-
tude, le silence, le cloître, et ces douze frères écri-
vains, qui déchiffrent, copient, cherchent pour saint
Thomas, et sont prêts nuit et jour à écrire ces dic-
tées que Dieu inspire?
Que faire donc? Il faut, en attendant, que quel-
que coup de génie nous réveille et entraîne l'esprt^
européen dans cette féconde et magnifique carrière,
il faut, vous qui entrevoyez ces vérités, vous y don-
ner d'abord et tout entier. Qui sait si l'on ne fera
pas, par le nombre et l'imion, ce que Joseph de
(i) Soiréet â« SainUPétersbourg. Onzième entretien.
FOI. — SCIENCE COMPARÉE 6l
Maistre attend de l'unité et de la solitude du génie?
Peut-être, en effet, le temps est-il venu où il n'y
aura plus d'écoles, où l'on ne donnera plus à aucun
homme particulier le nom de maître, où l'on prati-
quera en un certain sens élevé ce mot du Christ :
« N'appelez personne sur la terre votre maître,
« parce que vous n'avez qu'un maître, qui est le
« Christ, et que vous êtes tous frèrtj. > Peut-être
que plusieurs humbles disciples du Christ, unissant
leurs intelligences dans l'humilité f ratera îlle et
méritant, dans l'ordre de la science, cette bénédic-
tion du vrai maître : a Lorsque deux ou trois d'en-
« tre vous s'unissent en mon nom sur la terre, je
M suis au milieu d'eux; » peut-être, dis-je, que plu-
sieurs humbles frères, unis en Dieu, feront plus
qu'un grand homme.
Peut-être que plusieurs bons ouvriers, décidés,
courageux, laborieux, et poussés par un architecte
invisible, construiront l'édifice comme des abeilles
construisent une ruche.
Mais je suis seul, me direz-vous. Alors soyez du
moins aussi courageux que Bacon, mais plus mo-
deste. Ne dites pas comme lui : Viam aut inve-
niam aut faciam ; mais travaillez pourtant, et si
vous êtes persévérant et convaincu, peut-être, plus
heureux que Bacon, qui cherchait à briser une
porte déjà ouverte par de plus forts que lui, peut-
être vous sera-t-il donné d'ouvrir modestement à
d'autres plus forts que vous, qui sauront conquérir
la place, une porte qu'ils n'apercevaient pas.
CHAPITRE Vil
SCIENCE COMPARÉE
CELA posé, voici comment vous travaillerez, si
vous voulez parvenir à la science comparée.
Je suppose que vous sortez du collège, avec
de bonnes études littéraires, et quelque commence-
ment de philosophie.
Il vous faut maintenant la théologie et les
sciences. Vous savez que les grands hommes du
dix-neuvième siècle étaient à la fois m;»thématiciens,
physiciens, astronomes, naturalistes, historiens,
théologiens, philosophes, écrivains. Qu'on en cite
un qui n'ait été que pihlosophel De Kepler à New-
ton, tous sont théologiens. Voilà vos modèles.
Donc, reléguez un peu, et même beaucoup, les
lettres et la philosophie, et faites place à la théo-
logie et aux sciences.
Du reste, il est heureux que vous ayez à prendre
ce parti, car, si vous avez du goût pour les let-
tres et la philosophie, la première précaution à pren-
dre, c'est de ne pas vous y enfermer, k Homme
« littéraire, dangereux et vain! » disait quelqu'un.
Comprenez-vous ce texte de l'Ecriture sainte :
SCIENCE COMPARÉE 63
« Parce que je ne suis pas littéraire, j'entrerai dans
« les puissances sacrées »? {Quoniam non cognovt
litteraturam, ideo introiho in potentias Dominù)
N'avez-vous jamais remarqué la différence, le con-
traste, je dirai même l'opposition qui se rencontrent
entre la puissante profondeur des divines idées, et
surtout des divins sentiments, et leur expression
littéraire? N'avez-rous jamais remarqué ces deux
natures d'esprit, si bien décrites par Fénelon, dont
l'une exprime, à peu près sans voir ni sentir ; dont
l'autre sent et voit, mais n'exprime pas, ou du
moins pas encore?
Défiez- vous de cette première espèce d'esprits,
et tâchez de n'en être pas. Si vous avez déjà acquis
quelque art d'exprimer ce que vous tenez, cherchez
maintenant les choses à exprimer ; car il vous faut
d'abord savoir :
Scrlbeodl recte sapere est et princlpium et fons.
Laissez maintenant dormir en vous l'esprit litté-
raire, et cherchez l'esprit scientifique. Soyez sa-
vant. Votre esprit non seulement en deviendra plus
riche, mais aussi plus fort et plus grand.
Heureux ceux qui soumettent leur esprit au con-
seil que Virgile donnait aux laboureurs :
Et qui prosclaso quae suscitât aequnre tere:a
Rursus In obliquum verso perrumplt aratro,
Exercetque frequens teliurem atque Imperat arvls (1)1
Faites de même. Croissez votre littérature par la
(1) • Que dira de celui qui, après avoir ouvert le sol et fou-
• levé la terre, retourne la charrue, croise et brise les pre-
« miers sillons, exerce ainsi la terre et la gouvernel » {Géorui-
ques, I, 07-99.)
64 LES SOURCES
science, la science par la théologie. Rompez vos
premières habitudes d'esprit, vos premières forme*
de pensée. Surtout, si vous avez pris, au collège,
une première attache à un système particulier de
philosophie, hâtez-vous de rappeler la charrue, et
de diriger les sillons dans un tout autre sens :
Rursus In obliquum verso perrumpit aratro.
Dans ce second travail, rien de bon ne sera
perdu ; mais que de préjugés, d'erreurs, d'incohé-
rences disparaîtront! Quelle mince culture que celle
de la première éducation! Superposez à cette éduca-
tion une autre éducation, et puis une autre encore.
Rompez et domptez votre esprit en le labourant
plus d'une fois ©n plusieurs sens :
Exercetque freeiuens tellurem atgne Imperat arvis.
Ne craignez pas de changer plusieurs fois de
culture. Rien n'est plus favorable à la terre, dit «
ailleurs le poète. Le changement de culture repose : ^
Sic quoque mutatis requiescunt foetibus arva (1).
Il y a plus, telle ou telle production brûle et des-
sèche la terre, si on la continue. Mais que les mois-
sons se succèdent sans se ressembler, et la terre les
porte gaiement.
ont entm Uni campum seges, urlt avenae,
Urunt letbaeo perfusa papavera somno,
Sed tamen al ternis facilis labor (3).
(1) « C'est ainsi que la terre se repose par le changement de
« culture. »
(2) « Le Un brûle le champ qui le porte; l'avoine aussi et
« le pavot chargé du sommeil de la mort. Mais la terre nt
« BoutCrlrà point, s'ils m succèdent. •
SCIENCE COMPARÉE 6$
C'est ainsi, par exemple, que les mathéxnatiques
isolées brûlent et dessèchent l'esprit : la philosophie
le boursoufle; la physique l'obstrue; la littérature
l'exténue, le met tout en surface ; et la théologie
parfois le stupéfie. Croise-z ces influences ; super-
posez ces cultures diverses ; rien de bon ne se perd,
beaucoup de mal est évité.
II
L'esprit est une étrange capacité, une substance
d'une nature surprenante. Je vous excite à la
science comparée; je vous demande, pour cela,
d'étudier tout : théologie, philosophie, géométrie,
physique, physiologie, histoire. Eh bien, je crois
vous moins charger l'esprit que si je vous disais de
travailler de toutes vos forces, pendant la vie en-
tière, la physique seule, la géométrie seule, la phi-
losophie ou la théologie seule. Il se passe pour
l'esprit ce que la science a constaté pour l'eau dans
sa capacité d'absorption. Saturez l'eau d'une cer-
taine substance : cela ne vous empêche en rien de
la saturer aussitôt d'une autre substance, comme
si la première n'y était pas puis d'une troisième,
d'une quatrième et plus. Au contraire, et c'est là le
fort du prodige, la capacité du liquide pour la pre-
mière substance augmente encore quand vous
l'avez en outre remplie par la seconde, et ainsi de
suite, jusqu'à un certain point. Donc, ajoutez à
votre philosophie toutes les sciences et la théologie,
vous augmenterez votre capacité philosophique :
votre philosophie, à son tour, augmente de beau-
coup votre capacité scientifique, théologique ; ainsi
LSS SOUUCtS 5
66 LES SOURCES
de suite, jusqu'à un certain point qui dépend de la
nature finie de l'esprit humain et du tempérament
particulier de chaque esprit. Il ne faut point oublier
surtout que ces capacités de l'eau dépendent prin-
cipalement de sa température. Refroidissez : la ca-
pacité diminue ; elle augmente si la chaleur re-
vient. De même, rien n'augmente autant la vraie
capacité de l'esprit qu'un cœur ardent. L'esprit
grandit quand il fait chaud dans l'âme. Les pensées
sont grandes quand le cœur les dilate. Il y a des
esprits où il fait clair : il y en a où il fait chaud,
disait excellemment Jcubert. Oui, parfois la cha-
leur et la clarté se séparent, mais la chaleur et la
grandeur, jamais. Les esprits les plus grands soût
toujours ceux où il fait chaud.
Donc ne vous effrayez pas du travail de la
science comparée ; la science comparée, au con-
traire, est une méthode pour travailler énormément,
sans trop de fatigue ; c'est le moyen de déployer
toutes vos ressources et toutes vos facultés, et sur-
tout d'approfondir chaque science plus qu'elle ne
pouvait l'être dans l'isolement.
L'avenir montrera la vérité de cette remarque, si
l'on entre courageusement dans la voie de la
science comparée.
Quelle n'a pas été la fécondité de l'algèbre, ap-
pliquée à la géométrie ; puis la fécondité de cette
science double, appliquée à son tour à la physique
et à l'astronomie! Que sera-ce quand on ira plus
loin, et que l'on saura comparer les sciences mo-
rales aux sciences physiologiques, et même physi-
ques, et le tout à la théologie?
SCIENCE COMPARÉE 67
III
Sous ce rapport, les Allemands nous donnent
l'exemple. Seulement, le panthéisme en égare un
grand nombre. Le faux principe des hégéliens
opère, dans le domaine des sciences, la parodie de
ce que nous annonçons ici. Ils prétendent qu'il n'y
a qu'une science, parce que tout est absolument un;
qu'il ne faut plus morceler la science en logique,
morale, physique, métaphysique, théologie : tout
cela, disent-ils, est précisément un et identique,
parce que tous les objets sont identiques, tout étatit
Dieu.
Voilà la confusion. Nous parlons, nous, de com-
paraison. C'est autre chose. Comparaison suppose,
au contraire, distinction.
On sait assez les résultats risibles, et quelquefois
odieux, qui sortent de ce principe de confusion pan-
théistique, soit en Logique, soit en Morale, soit en
Physique. Mais ce que l'on sait moins, c'est que
cette voie de rapprochement, cette tentative impos-
sible d'identifier toutes les lignes de l'esprit humain,
a cef>endant poussé à la comparaison, et produit,
en quelques esprits éminents, dont plusieurs, du
reste, sont libres de tout panthéisme, de très grands
résultats. Il suffit de citer Ritter, Je grand géogra-
phe, Burdach, le grand physiologiste, Gœrres,
Humboldt, le philologue, Schubert, surtout.
Nous f>ouvons d'ailleurs attendre de ce peuple de
grandes choses pour la science comparée. Ces âmes
profondes, mystiques, harmonieuses vont volontiers
AU centre des idées, en ce point où les racines des
68
LES SOURCES
vérités se touchent. La monstrueuse philosophie,
absolument absurde, dont ils sont aujourd'hui vic-
times, n'est point pour toute l'Allemagne, une
preuve de réprobation intellectuelle. Ils ont poussé
à bout, les premiers, la raison humaine isolée et
séparée de Dieu; dès que la raison de ce peuple re-
prendra sa racine en Dieu, on verra ce que peut
produire la puissance harmonieuse de ces âmes.
Mais, même dès maintenant, il est vrai de dire
que leurs travaux, malgré la confusion panthéis-
tique qui s'y rencontre, ont préparé beaucoup de
matériaux à la science comparée. Quand la vérita-
ble science comparée s'élèvera, elle traitera ce mons-
trueux produit, comme l'Ecriture sainte nous rap-
porte que Tobie, inspiré par l'ange, traita ce mons-
trueux poisson qui l'effrayait d'abord. « Seigneur,
« il m'envahit, » criait l'enfant, comme nous di-
sions du panthéisme qui nous envahissait de toutes
parts, a Ne crains rien de ce monstre, lui dit l'ange,
« prends-le et amène-le à toi : tu te nourriras de sa
« chair. » Quand nous aurons conçu quelque chose
de l'idée et du plan de cette science nouvelle, qui
sera celle du prochain grand siècle, nous traiterons
ainsi le panthéisme, qui maintenant s'engraisse pour
nous.
IV
Ainsi ne craignez ni la masse, ni le nombre, ni la
diversité des sciences. Tout cela sera simplifié, ré-
duit et fécondé par !a comparaison.
Mais il vous faut, en tout cas, de toute nécessité,
une connaissance suffisante de la géométrie et des
mathématiques en général ; de l'astronomie, de la
SCIENCE COMPARÉE
physique et de la chimie, de la physiologie com^
parée, de la géologie et de l'histoire, sans parler de
la théologie, dont il sera question plus tard.
Et n'oubliez pas d'ailleurs, qu'il ne faut jamais
consacrer à ces choses tout votre temps. Il en faut
au contraire, réserver la meilleure partie pour Dieu
seul, et pour écrire.
La tâche, peut-être, vous paraît impossible. Elle
ne l'est pas. Mais à deux conditions : c'est que
vous saurez étudier et que vous choisirez vos maî-
tres.
Vous ne prendrez pas la science, comme on pre-
nait autrefois le quinquina avec l'écorce ; le ma-
lade, alors, mangeait peu de suc et beaucoup de
bois. Vous prendrez la science, le plus possible,
comme on prend aujourd'hui la quinine, sans
écorce ni bois. Puis vous aurez des maîtres qui
n'enseigneront pas avec cette excessive lenteur que
nécessite la faiblesse des enfants dans les collèges,
et surtout qui s'éloigneront de la manière de ces trop
nombreux professeurs, qui jamais ne présentent un
ensemble à l'auditoire, mais toujours des parcelles
indéfiniment étendues ; en sorte que le cours n'est
jamais terminé, mais se prolonge toujours, quel
que soit le nombre de« années qu'on y mette. Vous
chercherez des maîtres qui sachent vous présenter
rapidement les résultats et les totalités.
Ceci posé, commencez par consacrer, par exem-
ple, deux ans aux mathématiques, à la physique et
la chimie, et à la théologie.
Prenez une heure et demie de leçon par jour,
dans l'après-midi. Deux leçons de mathématiques
par semaine ; deux leçons de physique et de ohi-
70 LES SOURCES
mie, deux leçons de théologie. Travaillez chaque
leçon deux heures, immédiatement après les leçons.
Ceci est l'emploi de l'après-midi.
Donnez ensuite deux ans aux trois cours sui-
vants : géologie, géographie, histoire, philologie,
théologie.
N'oubliez pas que je parle à un homme décidé à
travailler toute sa vie ; qui trouve que l'étude
mèmQ après la prière, est le bonheur; qui veut
creuser et comparer chaque chose pour y trouver la
vérité, c'est-à-dire Dieu. Du reste, tenez pour cer-
tain que les grandes difficultés vous attendent,
vous qui entrerez les premiers dans cette voie.
Mais que de peine on pourrait s'épargner si on
savait s'unir et s'entr'aiderl si, au nombre de six
ou sept, ayant la même pensée, on procédait par
enseignement mutuel, en devenant récipioquement
et alternativement élève et maître ; si même, par
je ne sais quel concours de circonstances heureuses,
on pouvait vivre ensemble! si, outre les cours de
l'après-midi et les études sur les cours, on conver-
sait le soir, à table même, sur toutes ces belles
choses, de manière à en apprendre plus, par cau-
serie et par infiltration, que par les cours eux-
mêmes : si, en un mot, on pouvait former quelque
part une sorte de Port-Royal, moins le schisme et
i'orgueill
Quoi qu'il en soit, j'ai supposé que vous pour-
riez trouver des maîtres capables de vous pré-
senter rapidement l'ensemble de chaque science et
son résultat utile ; et aussi, que vous sauriez pren-
dre, dans chaque science, le suc en négligeant
l'écorcc.
i'f.
' SCIENCE COMPARÉE 71
Mais là même est la difficulté. Si nos sciences
étaient ainsi faites, et nos professeurs préparés à
enseigner ainsi, les admirables résultats de nos
grandes sciences cesseraient bientôt d'être un mys-
tère réservé aux écoles et aux académies. Mais,
puisqu'il n'en est pas ainsi, j'essayerai de vous
donner, sur la manière d'étudier ou d'enseigner ces
sciences, quelques a^fs très incomplets, auxquels
j'espère, vous saurez suppléer.
^•^
CHAPITRE Vin
MATHÉAÎATIQUES
PARLONS d'abord des mathématiques.
Platon avait écrit, dit-on, sur la porte de
son école de phiîosoj»nie, ces mots : Ntd n'en-
n'entre ici s'il ne sait la géoméirie. Ce mot a été
récemment commenté par M. Bordaz-Desmoulin,
l'un des rares esprits qui, parmi nous, ont
cherché à entrer dans la voie de la science com-
parée, et qui écrit sur la première page de son livre
cette épigraphe : « Sans les mathématiques, on ne
« pénètre point au fond de la philosophie ; sans la
« philosophie, on ne pénètre point au fond des ma-
« thématiques ; sans les deux, on ne pénètre au
« fond de rien. »
Quand Descartes, l'un des quatre grands mathé-
maticiens, anathématise les mathématiques en ces
termes : « Cette étude nous rend impropres à la phi-
« losophie, nous désaccoutume peu à peu de l'usage
« de notre raison, et nous empêche de suivre la
« route que sa lumière nous trace; » Descartes, par
ces mots, ne contredit point Platon ni ses commen-
tateurs ; il parie de l'usage exclusif des mathéma*
MATHÉMATIÇUES
tiques isolées. De même qu'une terre est épuisée par
tel produit unique revenant chaque année, mais le
supporte par alternances, ainsi de notre esprit. Les
mathématiques seules ruinent l'esprit : cela est su-
rabondamment prouvé. Quant à ce que peut l'union
de la philosophie et des mathématiques, Descartes
en est lui-même la preuve, avec Leibniz encore
plus que Platon.
Kepler, le plus gfrand peut-être des mathémati-
ciens, disait : « La géométrie, antérieure au monde,
« coétemelle à Dieu, et Dieu même a donné les
« formes de toute la création, et a passé dans
« l'homme avec l'image de Dieu... » D'après lui,
la géométrie est en Dieu, elle est dans l'âme. On
ne connaît Dieu et l'âme, sous certaines faces, que
par les idées géométriques.
Non seulement Kepler a montré le premier que
la géométrie, non approximativement, mais en toute
rigueur, comme le dit Laplace, était dans le ciel vi-
sible; il l'y a vue, et cette vue est la vue des grandes
lois qui régissent toutes les formes et les mouve-
ments astronomiques. Non seulement on a su, depuis,
introduire les mathématiques dans toutes les braa-
clies de la physique ; non seulement on a trouvé
que la lumière et les couleurs sont nombres, lignes
et sphères ; que le son est aussi nombre et sphère ;
que la musique, dans sa forme sensible, n'est que
géométrie et proportions de nombre ; mais voici que
déjà la physiologie elle-même commence à s'appli-
quer la géométrie, comme dans les travaux de Carus
et autres, par exemple, dans ce beau théorème de
Burdach : a Dans la forme la plus parfaite, le centre
« et la périphérie sont doubles. » Mais on Ira plus
74 LES SOURCES
loin. On introduira les mathématiques dans la
psychologie pour y mettre de l'ordre et en aper-
cevoir le fond; ces vagues pressentiments de Pla«
ton, de Pythagore, de saint Augustin et de tant
d'autres : « L'âme est un nombre, l'âme est une
« sphère ; l'âme est une harmonie; » deviendront
des précisions scientifiques. Nous avons essayé
d'en montrer quelque chose dans notre Connais-
sance de l'âme (i). On verra ce qu'a dit Leibniz :
« Il y a de la géométrie partout; » on en trouvera
jusque dans la morale.
Mais comment étudier et enseigner cette vaste
science? Comment en cultiver toutes les parties :
arithmétique, géométrie, algèbre, application de
l'algèbre à la géométrie, calcul infinitésimal, dif-
férentiel et intégral ; comment embrasser toutes" ces
sciences?
Voici ce que je vous conseille.
II
Posez d'abord à votre maître une première
question : Qu'est-ce que tout cela? Demandez-lui
une première leçon d'une heure et demie sur ce
sujet. Quand il vous aura dit et fait comprendre
qu'il n'y a en tout cela que deux objets, les nom'
bres et les formes, arithmétique et géométrie ; puis
une manière de les représenter de les calculer, de
les comparer, arithmétique et application de l'algè-
bre à la géométrie ; puis une manière plus pro-
fonde de les analyser, calcul infinitésimal, dont le
(1) Livre IV. chap, m. Voyez aussi le livre V, cbap u. por-
tant ce titre : ■ Le lieu de l'Immortalité. *
MATHÉMATIQUES 75
calcul différentiel et le calcul intégral sont les deux
parties, alors vous demanderez à votre maître une
leçon sur chacune de ces branches.
Il y a une règle générale d'enseigtiement pres-
que toujours renversée aujourd'hui : c'est qu'il
faut commencer, en tout enseignement, par la ra-
cine et par le tronc, passer de là aux maîtresses
branches, puis aux branches secondaires, puis aux
rameaux, pu' s aux feuilles et aux fruits, puis à la
graine et au noyau, et montrer à la fin, dans cha-
que noyau et dans chaque graine, la racine et le
touL Aujourd'hui d'abord, nous ne parlons jamais
du tout, ni au commencement, ni à la fin; du reste,
nous commençons arbitrairement par tel ou tel ra-
meau, et quand nous en avons plus ou moins décrit
toutes les brandies, sans les approfondir ni même
en montrer l'unité, nous croyons notre tâche ache-
vée. Les professeurs sont trop souvent, comme le
poète dont parle Horace, assez habiles dans cer-
tains détails, mais incapables de produire un tout i
Infellx operls summa quia ponere totuiu
Nesdet.
Après cette leçon générale sur chaque branche,
recommencez cinq ou six leçons sur chacune, puis
reprenez le tout encore, avec plus de détail.
On peut enseigner de cette manière ; on le doit,
du moins pour certains esprits ; il le faut, et nou«
y viendrons.
III
Ici je veux vous indiquer une simplification fon-
damentale qui doit vivifier et accélérer, dans une
76 LES SOURCES
incalculable proportion, l'enseignement des mathé-
matiques. Je suis heureux de pouvoir m'appuyer
en ce point sur l'autorité de deux mathématiciens
éminents, M. Poisson, dont les ouvrages sont dans
toutes les mains, et M. Coriolis, ancien directeur
des études de l'Ecole polytechnique, homme d'au-
tant d'expérience que de pénétration. M. Poisson,
pendant les dernières années de sa vie, travaillait
à renouveler en France l'enseignement des raathé-
anatiques, par la méthode que je vais dire, et qui
est aux anciennes méthodes ce que notre nouveau
moyen de locomotion est aux anciens. Mais les
efforts de l'illustre et habile géomètre ont échoué
contre la force d'inertie et le droit de possession
des vieilles méthodes. Tout ce qu'il a pu obtenir
comme conseilkr de l'Université, c'est une ordon-
nance décrétant le changement de méthode. L'or-
donnance a paru, mais elle n'a pas été suivie d'ef-
fets.
Il faut la reprendre. M. Poisson disait que les
parties des mathématiques devaient être enseignées
par la méthode infinitésimale. Quelques personnes
se souviennent encore qu'un jour, présidant un con-
cours d'agrégation, M. Poisson, oubliant un ins-
tant le candidat qu'il avait à juger, prit la parole
et développa ceci : « qu'il y ji en géométrie quatre
méthodes : méthode de superposition, méthode de
réduction à l'absurde, méthode des limites, mé-
thode infinitésimale. La superposition, disait-il,
n'est applicable qu'en très peu de cas; la réduction
à l'absurde suppose la vérité connue, et prouve
alors qu'il ne peut en être autrement, nmis sans
montrer pourquoi. La méthode des limites, isolé©
MATHÉMATIQUES 77
de l'idée des infiniment petits (i), cette méthode
plus généralement applicable que les deux autres
suppose aussi la vérité connue, et n'est, par consé-
quent, pas davantage une méthode d'investigation;
ce sont trois méthodes de démonstration, applica-
bles chacune, dans certains cas, aux vérités déjà
connues. Au contraire, la méthode des infiniment
petits se trouve être à la fois une méthode géné-
rale et toujours applicable, et de démonstration et
d'investigation. » — Il est vrai, pendant que
M. Poisson parlait ainsi, à côté de lui, un autre
mathématicien illustre croyait l'arrêter tout court
en lui disant : Qu'est-ce que les infiniment petits?
Je ne sais ce qu'a répondu M. Poisson. Mais, quant
à la méthode, qu'importe la réponse? Il suffit
qu'avec notre notion, telle quelle, des infiniment
petits, qui sont ce que Dieu sait, aussi bien que le
point, la ligne, la surface, le solide et le reste, il
suffit dis-je, que l'introduction de cette notion soit
la voie, sans comparaison la plus facile et la plus
courte, pour trouver et montrer la vérité mathéma-
tique.
C'est donc celle-là que nous prendrons.
Sans m'arrêter aux objections de ceux qui disent
qu'on ne sait ce que c'est, qu'elle n'est point rigou-
reuse, je l'emploie parce qu'elle mène au but.
D'ailleurs, nous avons répondu, ce semble, à ces
difficultés dans le quatrième livre de notre Logi-
(1) Je (31s « lso1é« (]e l'idée des Infiniment petits ». car on
est pleinement dans le Trai lors(iuo, avec M. Duhamel, on
regarde « 1» notion des infiniment petits, et la conception
• fonlameiitale des limites comme lntlm<nient unies l'une à
« l'autre, et comme étant les deux Idées génôrnles les plus
• férondes des sciences mathématiques. » (Préface des Elé-
wients de calcrU intinitésimal.)
yS LES SOURCES
que, et surtout dans notre introduction à la Lo-
gique.
Il y a, dans cette défiance de la rationalité des
infiniment petits, ce que disait déjà Fontenelle,
lorsque les esprits chagrins de l'Académie des
sciences voulaient étouffer dans son germe la dé-
couverte de Leibniz, il y a une sainte horreur de
l'infini; il y a ce rationalisme pédant qui se donne
bien du mal pour démontrer rigoureusement le pos'
tulatum d'Euclide, qui n'en a pas besoin ; il y a ce
pédantisme qui se flatte, comme nous le disait un
spirituel mathématicien, de trouver des difficultés
là où personne n'en avait vu ; il y a ce. que pensait
Bordaz-Desmoulin, lequel a dit fort à propos :
« L'infini qui ne fait qu'apparaître dans la science
« l'éblouit; » il y a cette disposition qui poussa
Lagrange à écrire sa Théorie des fonctions analyti'
ques, dégagée de toute considération d'infiniment
petits, etc., il y a enfin cet étrange aveuglement
des esprits d'une certaine nature, qui ne veulent
point d'idées plus grandes que nous, et ignorent
que, comme le dit Bossuet, « nous n'égalons jamais
« nos idées, tant Dieu a pris soin d'y marquer son
« infinité. »
Nous citions un autre mathématicien compétent,
M. Coriolis, lequel, peu de temps avant sa mort,
nous avouait qu'il eût aimé à consacrer le reste
de ses forces à la réforme, dans ce sens de l'ensei-
gnement mathématique. Tout ramener à la mé-
thode infinitésimale était me disait-il, l'idée de
toute sa vie, comme professeur et comme directeur
des études. A ses yeux, l'enseigTiement des mat
matiques, aujourd'hui en France, était le ph
MATHÉMATIQUES 79
lourd, le plus pédant, le plus fatigant pour les
élèves et pour les maîtres qu'il fût possible de voir,
et présentait le plus étrange exemple de routine
qu'ait offert aucun enseignement dans aucun temps.
« Quand on parle comme on le fait souvent, disait-
<v ilj de la routine des séminaires dans l'enseigne-
« ment théologique, on est loin de se douter que
« l'enseignement mathématique est victime d'une
« routine incomparablement plus lourde et plus
« barbare. »
D'après ces autorités, ces raisons, et bien d'au-
tres, je ne pense pas qu'il soit téméraire d'affirmer
qu'une seule année d'études par la méthode infini-
tésimale, convenablement appliquée et présentée,
donnerait, non pas plus d'acquis ni de détail, mais
plus de résultats utUes, plus d'intuition géométrique,
et surtout plus de développement des facultés ma-
thématiques, que le séjour même de l'Ecole po-
lytechnique, qui est de deux ans, et qui suppose
d'ordinaire trois années d'études préalables.
Par cette voie, qui est vraiment, comme le disait
M. Poisson, la seule voie d'invention, ne voit-on pas
qu'en peu de temps on apprendrait à l'élève géo-
mètre à faire de petites découvertes, et à voir par
lui-même, au lieu d'apprendre par cœur, sans voir?
Il développerait ses facultés, en acquérant la
science, et accélérerait sa vitesse par chaque effort.
Je conclus, sur ce point, en répétant mon asser-
tion : la méthode infinitésimale appliquée partout
en mathématiques, c'est la lumière introduite dans
la masse, c'est la vitesse substituée à la lenteur.
Ausci je ne doute pas un seul instant que la solu-
tion du problème de l'enseignement ne réside sur-
8o LES SOURCES
tout en ce point. On peut doubler, plus que dou-
bler, la vitesse, la clarté, la fécondité de l'ensei-
g-nement mathématique par l'introduction décidée
de la méthode infinitésimale. On peut alors sui>er-
poser les deux éducations nécessaires de l'esprit,
faire pénétrer la science dans les lettres, trop vides
et trop banales sans ce vig'oureux aliment, et par
contre, donner à la science la chaleur lumineuse, le
feu, qui seul en transfigure la masse, et la change
en diamant. Le premier qui, en France, instituera
sur une base durable, par la voie que nous indique-
quons, cette pénétration mutuelle des lettres, et des
sciences dans la première éducation, celui-là dou-
blera les lumières de la génération suivante, et de-
viendra peut-être le Richelieu d'un grand siècle.
IV
Reste donc un point dont personne ne s'occupe.
Nous étudions aujourd'hui les mathématiques
soit pour passer un examen, soit pour apprendre
aux autres à le passer, mais non pas pour savoir,
pour posséder la science. Quand donc nous savons
démontrer un théorème, c'est tout. Mais que fait-on
de ce théorème démontré? Que fait notre esprit de
cette vérité dévoilée? Quand est-ce qu'il la médite,
la contemple en elle-même, et s'en nourrit? Quel
est le sens de cette géométrie et de ces formes? Cef
formes sont des caractères que nous avons appris à
distinguer, à désigner, à reproduire, à comparer.
Mais que veulent dire ces caractères? S'il est vrai
que les caractères mathématiques sont des vérités
absolues, éternelles, elles sont en Dieu, elles sont
MATHÉMATIQUES 8l
la loi de toute chose. Nous commençons à le com-
prendre pour la nature inanimée : mais que sont-
elles dans l'ordre vivant? Que sont-elles dans
l'âme? Que sont-elles en Dieu? Et quelle est la phi-
losophie de ces formes? Questions étranges pour
les mathématiciens purs, aussi bien que pour les
philosophes purs, mais questions que l'on posera,
et que peut-être on résoudra un jour, quand les ma-
thématiques se répandront dans l'ensemble de la
science comparée.
Du reste, si vous avez lu et compris le quatrième
livre de notre Logique, intitulé I'induction ou pro-
cédé INFINITÉSIMAL, VOUS v avcz VU un exemple de
la comparaison de la philosophie et des mathéma-
tiques : exemple qui me paraît jeter une vive lu-
mière sur le point capital de la Logique, lequel,
étant demeuré obscur jusqu'à présent, quoique va-
guement entrevu de tout temps, était une vraie
pierre d'achoppement pour la philosophie.
V
Nul n'est j-ge dans sa propre cause. J'ose pour-
tant exhorter nos jeunes lecteurs à travailler, avec
plus d'attention qu'on ne l'a su faire jusqu'ici, ce
chapitre de la Logique, tel que je l'ai écrit. Il y a
bientôt huit ans que j'ai publié la théorie du Pro-
cédé de transcendance. Depuis, cette théorie a été
publiée en Allemagne par un auteur qui, de son
côté, arrivait au même résultat. Nulle objection sé-
rieuse ne nous a été faite, et j'ai d'ailleurs démon-
tré ma pensée une dernière fois dans une introduc-
tion (i) qui me semble ne pouvoir plus Être attaquée,
(1) Lofirique : Latroductlon. Cotte Introduction n« m troaT«
pas dans la première édition, mais daus ]>-■ uiiv.i-.t/^
bKB SOUHCI s A
&2 LES SOURCES
du moins dans sa thèse principale. Voici cette
thèse : La raison a deux procédés, déduction, in-
duction, procédé de continuité et procédé de trans-
cendance. Ces deux procédés nécessaires, de déduc-
tion et de transcendance, sont les deux procédés
logiques fondamentaux de la géométrie, comme de
toute autre sciencu. En géométrie, comme partout,
le procédé de transcendance ou l'induction est le
procédé d'invention par excellence.
Or, si j'ai raison, il s'ensuit que le chapitre prin-
cipal de la Logique, la logique d'invention, disait
Leibniz, ce chapitre, oublié par la philosophie con-
temporaine, est remis en lumière. Il s'ensuit encore
selon moi, que le secret, la formule générale de ces
jugements prompts, rapides et sûrs qu^ pose le
sens commun, formule que cherchait ou regrettait
Jouffroy (i) et qu'il croyait possible de déterminer
se trouve maintenant en effet déterminée. Les obs-
tacles logiques, élevés ccmtre l'instinct des âmes et
le mouvement spontané des esprits, sont scienti-
fiquement renversés.
Cela mérite d'être vérifié.
Pascal a dit : « Le cœur a ses raisons que la
« raison ne connaît pas. u Eh bien! je suis très fier
d'avoir écrit des volumes de logique qui démon-
trent, entre autres choses, que les raisons du cœur
sont bonnes.
Mais quittons brusquement ce sujet, pour qu'il
ne nous mène pas trop loin.
Passons à la principale application des mathéma-
tiques, l'astronomie.
(1) Nouveaitx Mélanges, p. 94.
CHAPITRE IX
ASTRONOMIE
L'IGNORANCE du public du sujet de l'astronomie
est véritablement étrange.
J'ai connu des hommes très instruits qui
m'ont longtemps soutenu, très vivement, en me qua-
lifiant d'empiriste, que le vieux système astrono-
mique, plus philosophique, disait-on, que le nou-
veau, était le vrai ; que le soleil tourne autour de la
terre, non la terre autour du soleil.
Ainsi cette science simple, facile, régulière, lumi«
neuse, majestueuse et religieuse, cette science
pleine, dans ses détails, du plus puissant intérêt,
cette science, modèle des sciences, et chef-d'œuvre
de l'esprit humain, non seulement n'est pas encore
devenue populaire, mais même est absolument in-
connue de la plupart de ceux qui ont reçu une édu-
cation libérale complète.
Il est vrai que cela tient en grande partie à la
manière dont on l'enseigne.
D'abord, la science est encombrée d'instruments,
hérissée d'algèbre, défigurée par un bon nombre de
mots effrayants, enveloppée de cercles dont l'imagi-
nation ne peut sortir, masquée surtout par les in-
croyables figures d'animaux, de dieux et de serpents
que vous savez. Rien n'effraye plus les esprits que
CCS figures. De sorte qu'il faut braver les tentations
84 LES SOURCES
de découragement, et briser une épaisse écorce
pour parvenir jusqu'au noyau, au résultat utile, au
fait. De plus, on expose d'ordinaire l'astronomie
d'une étrange façon. On commence par décrire lon-
guement et minutieusement à l'élève des appa-
rences dont on lui apprendra ensuite la fausseté.
Pourquoi ne pas dire tout de suite et franchement
Ce qui en est?
Je me souviens d'un fort habile homme qui, sur
la lecture du premier volume d'un de nos plus sa-
vants traités d'astronomie, voyant l'auteur parler
toujours des mouvements du soleil, des cercles
qu'il parcourt, des révolutions diurnes, de ses mou-
vements annuels, progrès, stations et rétrograda-
tions, croyait, d'après cet exposé, que l'Acadéinie
des sciences était revenue au système de Ptolémée.
Je ne pense pas qu'il faille procéder ainsi quand
on n'a pas de temps à perdre.
Commencez, comme pour toute autre science
par une seule leçon sur l'ensemble; puis une leçor
sur le système solaire, une autre sur le système
stellaire, une troisième sur les Nébuleuses. Reprere?
le système solaire en dix ou douze leçons, le sys-
tème stellaire en trois ou quatre, les Nébuleuse;
plus brièvement encore. Dans ces leçons, ne parlez
pas des apparence^ qui fourvoient l'imagination, ne
dites que ce qui est, donnez les résultats, les résul-
tats certains ; mettez à part ce qui est contestable
au sujet des étoiles et au sujet des Nébuleuses.
Parlez très peu d'abord des instruments et des mé-,
thodes, qui sont l'échafaudage du moment ; moa-j
trez le monument lui-même, il le mérite. Puis re»
commencez encore plus amplement, et tout en mul-
t
ASTRONOMIE 85
il pliant les détails précis, serrez de près l'unité de
la science ; montrez la cause unique de toutes les
formes et de tous les mouvements, l'attraction et sa
loi. Voyez sortir de là, par voie de conséquence, la
courbe du second degré, le cercle et sa famille, pour
régfner seuls sur tous les astres ; et ne rejetez pas
trop vite ce que disait Kepler, compétent en ces
choses, puisque c'est lui qui les a découvertes, que
le cercle est un symbole de l'âme et de la Trinité de
Dieu, de sorte que l'âme et Dieu seraient partout
retracés dans le ciel et en seraient la loi. Placez ici
la mécanique céleste, et l'application surprenante
de précision et de délicatesse du calcul infinitésimal
à l'analyse de toutes ces formes et de tous ces mou-
vements. Faites connaître cette puissance du cal-
cul qui pèse sur les astres, et qui annonce leurs
mouvements plusieurs années d'avance, non pas à
la minute, ni à la seconde, mais par dixième de
seconde ; qui sur l'imperceptible frémissement d'un
astre, affirme, comme l'a fait M. Leverrier, qu'il y
a un astre invisible,- à un milliard de lieues, qu".
inquiète celui que l'on voit ; puis enfin, calculant le
sens et l'amplitude du frémissement, dénonce le lieu
et l'heure où l'on apercevra l'astre inconnu.
Pendant ces leçons développées, la description des
instruments, des méthodes et des procédés et l'his-
toire de la science se placent çà et là comme digres-
sion, avec un très grand intérêt ; surtout l'admi-
rable histoire de Kepler, qui est la genèse de l'as-
tronomie.
Mais quand vous connaîtrez tout le matériel de la
science, les faits et leurs lois, que votre imaginatio»
se représentera, jusqu'à un certain point, l'ensem»
86 LES SOURCES
ble des formes et des mouvements, — je parle ici
du système solaire, qui est la partie achevée de la
science; — quand vous saurez les distances des pla-
nètes au soleil, leur grandeur relative, leur densité,
le temps des rotations et des révolutions ; quand
vous verrez toute cette flotte de mondes voguer de
concert et avancer dans le même sens ; et notre
terre aussi flottant comme un navire autour de cette
!le de lumière qui est notre soleil : quand vous ver-
rez les décroissances étranges de lumière, de cha-
leur et de mouvement pour les mondes éloignés du
centre ; puis l'incroyable excentricité et l'espèce de
folie des comètes, qui semblent se débattre sous la
loi dont elles sont d'ailleurs dominées tout autant
que les mondes habitables ; et puis leur étonnante
mobilité de formes, leurs combustions furieuses,
tantôt dans la chaleur et tantôt dans le froid j
quand vous verrez toute cette géométrie en action,
toute cette physique vivante, tout ce merveilleux
mécanisme de la nature, toujours entretenu par ^a
présence de Dieu, et manifestement réglé par sa
sagesse, sous des lois qui sont son image ; quand
vous verrez la vie et la mort dans le ciel : un monde
brisé dont les débris roulent près de nous, le ciel
emportant avec lui ses cadavres dans son voyage
du temps comme la terre emporte les siens ; quand
vous verrez des étoiles disparaître, pendant que
d'autres naissent, croissent et grandissent ; quand
vous apercevrez ces Nébuleuses, — que ce soient
des groupes de soleils ou bien des groupes d'atomes,
onp les unes soient soleils, d'autres atomes, p)ous-
i?ièrc d'atomes ou poussière de soleils, qu'importe?
qu^md vous verrez les groupes de même racCf
ASTRONOMIE 87
mais de dififérents âges, parvenus sons nos yeux
à différents degrés de formation, et laissant
voir la marche du développement, comme nous
voyons dans une forêt de chênes, le développement
de l'arbre dans tous ses âges ; puis, quand vous
verrez sur tous les mondes ces alternances de nuit
et de jour, ces vicissitudes de saisons, en harmonie
avec la vie de la nature, je dirai même avec la vie
de nos pensées et de nos âmes : vicissitudes, alter-
natives, partout inévitables, excepté dans ce monde
central où règne un plein été, un plein midi ; alors,
s'il n'entre dans votre astronomie ni poésie, ni phi-
losophie, ni religion, ni morale, ni espérances, ni
conjectures de la vie étemelle et de l'état stable du
monde futur ; si vous ne comprenez rien à ce mot
sublime de Ritter : « La terre, dans ses révolutions
« perpétuelles, cherche peut-être le lieu de son éter-
« nel repos; » si vous ne comprenez ces mots de
saint Thomas d'Aquin : « Rien ne se meut pour se
« mouvoir, mais bien pour arriver : tous ces mou-
« vements cesseront; » — si vous ne comprenez ces
mots de Herder : « La dispersion des mondes ne
« subsistera pas ; Dieu les ramènera à l'unité, et
« réunira dans un même jardin les plus belles fleurs
« de tous les mondes; » — si vous ne croyez pas à
cette prophétie de saint Pierre : « Il y aura de
« nouveaux cieux et une nouvelle terre; » et à cet
oracle du Christ : « Il n'y aura plus qu'une ber-
« gerie, » — si, en face de ces caractères si gran-
dioses, et de ces faits fondamentaux de l'œuvre
visible de Dieu, vous regardez sans voir et sans
comprendre, sans soupçonner la possibilité du sens .
alors, ohl alors, je vous plains!
CHAPITRE X
PHYSIQUE
QU'EST-CE que la physique? Nous appelons
physique la science de la nature inorganique,
et physiologie la science de la nature orga-
nisée. Ces mots s'entendent suffisamment.
Dans la nature inorganique, nous distinguons
deux choses : la matière et la force. Sans discuter
si ce qu'on nomme matière n'est pas aussi purement
un effet de la force (ce que nous ne pensons pas,
du moins dans le sens ordinaire des dynamistes),
continuons à poser, avec le peuple, la distinction
de matière et de force.
Qu'est-ce que la matière? La physique n'en dit
rien. C'est une question fondamentale de la méta-
physique, qu'il est certes permis au physicien de
méditer et de poursuivre : mais, de fait, dans l'état
actuitl de la science, la physique ne parle que peu ou
poin^ de la matière, et ne traite que des forces.
La physique, c'est donc la théorie des forces de
la nature inorganique.
N'y a-t-il qu'une seule force? Y en a-t-il trois?
Y en a-t-il quatre? Le fait est que la science tend
& les ramener toutes à une seule, l'électricité, qui
produit trois effets ou forces dérivées, l'attraction,
la lumière, la chaleur.
PHYSIQUE 89
Ceci renferme donc toute la physique.
Qu'il y ait une première leçon d'ensemble sur ce
sujet, c'est-à-d'-e sur l'électricité, en notant, tou-
tefois, que la physique traite aussi du son, qui n'est
qu'une imitation et une image grossie de la lumière,
et rentre sous la même théorie.
Vieiidront ensuite trois leçons sur l'attraction,
sur la lumière, sur la chaleur, considérées dans
leurs effets généraux, et comme produits de l'élec-
tricité. — Puis une leçon spéciale sur l'acoustique.
Ensuite il faudra reprendre en détail les grands
chapitres de la physique, en développant, dans cha-
cun de ces chapitres, la théorie des ondes, qui est
le fond et l'unité de la science.
C'est par ce point que la physique touche h la
géométrie, et que l'on entre en physique et géomé-
trie comparées. La théorie des ondes développe et
embrasse toute la physique. Et qu'est-ce que les
ondes? Des sphères se développant avec une vitesse
calculable, se succédant à intervalles comptés. Ce
sont des mouvements, des formes, des nombres. Là
encore les mathématiques, la géométrie sont par-
tout. La Bible l'avait bien dit : « Tout est compté,
« pesé et mesuré. » Omnia in numéro, pondère et
mensitra. Descartes avait raison de dire : « Tout
« se fait par formes et mouvements; » il avait rai-
son d'affirmer qu'on poursuivrait dans le détail des
phénomènes les lois précises de ces formes et de ces
mouvements, espérance que Pascal luinmème n'osait
concevoir, et qui est aujourd'hui accomplie, en
grande partie du moins.
Du reste, la science avance chaque jour dans
cette voie. Tout se calcule, tout est compté, pesé et
QO LES SOURCES
mesuré. On finira probablement par soumettre à
l'analyse mathématique les phénomènes chimiques
eux-mêmes. N'avc^s-nous pas déjà les étonnants
travaux d'un illustre mathématicien (i) sur les
atomes, non seulement atomes des corps, mais
atomes de la lumière : travaux où le génie atteint
par le calcul les formes de l'atome, et leurs varia-
tions, et leur polarité, d'où résultent le jeu variable
des forces dans la matière et les variations de cha-
leur, de couleur, de répulsion et d'attraction? Là se
trouve probablement la prochaine grande décou-
verte à faire dans les sciences : il nous faut les
Kepler et les Newton de l'infiniment petit. On
attend les législateurs de l'atome, comme on a les
législateurs des astres.
Rien ne me semblerait plus utile, en physique,
que de méditer ces questions, dût-on se borner à
les poser.
Quoi qu'il en soit, une fois rattachées à la géo-
métrie et au calcul, la physique et la chimie se rat-
tacheront plus haut encore.
Je ne crains nullement d'affirmer, conformément
à ma thèse générale sur la science comparée, qu'il
faut remonter, par la physique et la chimie, à tra-
vers les mathématiques, jusqu'à la philosophie, et
jusqu'à la théologie : la philosophie et la théologie,
du reste, étant certainement comparables et mutuel-
lement pénétrables.
Si nous croyons, comme l'affirme un esprit dis-
tingué qui entre dans cette voie (2), que « toute
K science qui s'isole se condamne à la stérilité; ■
(1) M. Cauchy. ^ , , ^
(2) M. Henri Maitln, PhttosopWe »v^tuo.lUte de la nature.
PHYSIQUE gi
que « (^tte philosophie qui continue à la fois le»
« grandes traditions... de Descartes, de Leibniz,
« est capable de passer la frontière, et d'entrer sur
a le terrain de la physique; » nous croyons de
même que la physique aussi est aujourd'hui capable
de monter plus haut, et que cette tentative de
physique et de philosophie comparées est, comme le
dit encore le même auteur, « une tentative qui, un
« jour ou l'autre, doit réussir (i). »
Il faut en venir à comprendre ce qu'il y a sous
cette théorie nouvelle des ondes, sous ces formes
sphéroïdales qui sont partout, sous cette loi géné-
rale de la raison inverse du carré des distances, ce
qu'il y a erfin dans toute force. Il faut savoir s'il
est vrai et visible en physique, comme cela est vi-
sible en psychologie, que Dieu opère en tout ce qui
opère ; que l'attraction, la lumière, la chaleur sont
des effets de la présence de Dieu, produits par lui
comme cause première, et radicalement impossibles
sans son action perpétuelle. Il faut voir si cette vé-
rité théologique n'est pas impliquée dans cette
étrange propriété du mouvement et de la propaga-
tion des forces, leur persistance indéfinie, sans fa-
tigue ni altération, de sorte que le rayonnement
d'une force quelconque se conserve toujours tout
entier à quelque distance du centre que l'onde soit
parvenue. Il faut savoir si on ne peut pas dire que
Dieu, par là, a pris soin de marquer son infinité
dans la force, comme il a pris soin, dit Bossuet,
de marquer son infinité dans nos idées : si dès lors
on ne peut pas apercevoir le côté de la force qui
est de Dieu, comme on aperçoit, en psychologie, le
<1) PMiotophie sjrt.rttua'Ut6 de la nature. Pr^ac«, il zxu.
92 LES SOURCES
côté de la raison et des idées qui est donné de
Dieu ; comme en effet on doit finir par distinguer,
dans tout ce qui est créé, le fini, qui est le créé lui-
même et l'indispensable présence de l'incommuni-
cable infini, qui porte et soutient le fini.
Je vais plus loin ; je crois avec l'auteur déjà dté
qui en a montré quelque chose, « à l'accord des
« conclusions légitimes de la méthode rationnelle en
« philosophie et dans les sciences naturelles avec ses
« enseigfnements chrétiens sur la nature de Dieu,
« sur sa providence et sur sa création (i), »
Et pour vous dire le fond de ma pensée qui, au
premier abord, pourra choquer bien des esprits, je
ôuis très convaincu qu'il est possible d'entrepren-
dre d'une manière véritablement scientifique, ce qui
a été déjà vaguement entrepris tant de fois, je veux
dire d'appliquer à toute la physique et à toutes les
sciences, l'idée qui inspira Kepler dans sa merveil-
leuse découverte du monde astronomique, et qu'il
indique dans son chapitre : « Du reflet de la Tri-
« nité dans la sphère. » De adumb ratio ne Trinita-
tis in sphœrico. Si la sphère et ses dérivés sont par-
tout, si cette forme renferme, en efi'et, quelque ves-
tige, quelque ombre du grand mystère, il s'ensuit
donc qu'il y a partout vestige de la Trinité, comme
l'affirmait Kepler d'après la théologie cathoUque.
Et, pour ce qui est de la physique en particulier,
je ne dirai pas avec les Allemands, ni avec LamîR-
nais dans son Esquisse d'une philosophie, « que
« toute force, quelle qu'elle soit, est un écoulement
« du Père, un don qu'il fait de lui-même ; que toute
« intelligence, toute forme, quelle qu'elle soit (no-
11) Philosophie apirltualiste de la natxire. Prétace, p. xx.
PHYSIQUE 93
m tamment la lumière) est un écoulement du Fils,
« un don qu'il fait de lui-même ; que toute vie (no-
« tamment le calorique) est un écoulement de
« l'Esprit, un don qu'il fait tîe lui-même (i), » et
que par conséquent les trois forces de la nature
sont les personnes divines. Nous dirons que tout ce
panthéisme est absurde ; il renferme pourtant une
vérité qu'il défigure, savoir : l'universelle présence
de Dieu et son action universelle, et la signature
en toute chose de son indivisible Trinité, ce que
saint Paul touchait quand il disait : « Nous sommes
« en lui, vivons en lui, et nous mouvons en lui. »
In ipso vivimus, movemur et sumus.
il] Lameonals. Esauisse d'une phUosopMe, t. I, p. 83&
€*
CHAPITRE XI
PHYSIOLOGIE
S'il est une science que stérilise son isolement,
et que vivifierait, ou plutôt que transfigurerait
son union ù la philosophie, et par celle-ci à
la théologie, c'est la physiologie (i).
Je vous signale l'état actuel de cette science. Il
est tel aujourd'hui, en France que le doyen d'une
faculté de médecine, dans son cours de 1850, citait
à ses élèves Helvétius, Cabanis et Condillac, comme
les auteurs à consulter sur les rapports du
physique et du moral.
D'un autre côté, néanmoins, la physiologie, de
Burdach, longtemps repoussée, commence à être
appréciée par les esprits philosophiques. On fera
justice des traces de panthéisme que renferme ce
grand ouvrage, et l'on saura en exploiter les fé-
condes intuitions.
Burdach avait écrit un premier traité de physio-
logie (Blick in's Lehen) où il cherche à montrer
dans l'ensemble et les détails de la science une
seule idée, celle de la Trinité. Mais ce travail ayant
été taxé de conception physiologique a priori
;grande injure aux yeux des physiologues), l'auteur
a écrit, en conservant le plan invisible de son idée,
son traité de physiologie expérimentale.
(1) Voir le Traité de la CormaUsance de Vdme, liv. I. chap.
ai. xt llT. III. ctiAp. ta.
PHYSIOLOGIE 95
Un esprit au moins aussi profond que Burdach,
mais plus exact et entièrement chrétien, c'est Schu-
bert (de Munich). Il faut connaître surtout son
livre intitulé : Histoire de Vâme. Vous y trouverez
de très grandes vues de théologie, de philosoi^iie
et de physiologie comparées, sans panthéisme.
Un homme, Gœrres, moins spécial que les pré-
cédents, en physiologie, n'est rien moins que le
premier auteur d'une découverte fondamentale vul-
gairement attribuée à d'autres. Gœrres, le premier,
a distingué dans la moelle épinière les nerfs du sen-
timent et les nerfs du mouvement. Or, ce vigoureux
esprit a fait dans sa mystique et ailleurs d'heureux
efforts de physiologie et de psychologie comparées.
L'étude de la physiologie aura pour vous, entre
autres avantages, ce résultat pratique, de vous faire
toucher du doigt la profonde décadence de la philo-
sophie médicale parmi nous, de vous montrer claire-
ment la possibilité d'une magnifique réforme, et de
vous inspirer peut-être la grande pensée de l'entre-
prendre.
Quant à nous, nous avons parlé de ces choses
dans le Traité de la Connaissance de l'ame, et nous
croyons avoir posé les bases de la Psychologie et de
la Physiologie comparées (i). Efforcez-vous de
comprendre, de juger par vous-même, les thèses
que j'ai essayé d'établir sur ce point. Elles sont le
fruit d'un fo t grand travail suivi pendant un quart
de siècle au moins. Elles n'ont point été attaquées.
Au point de vue physiologique, des esprits éminents
les ont jugées solides.
m ConnaUtance de vamt, Ht. I. cbap. m.
CHAPITRE XII
GÉOLOGIE, GÉOGRAPHIE, HISTOIRE
B qui manque, à peu près partout dans l'en-
seignement, c'est l'ensemble. Mais dans au-
cun enseig^nement ce défaut n'est plus sen-
sible ni surtout plus fâcheux qu'en histoire.
Le défaut d'ensemble en histoire équivaut à
l'erreur. Faute d'ensemble, on perd de vue la pro-
portionnalité des faits; dès lors, toute la science du
passé devient informe sous nos yeux. On fausse
l'histoire en ôtant aux faits leur mesure. On ne
ment pas, on ne tronque pas absolument, on
n'ajoute pas, mais on groupe les objets, et on dirige
où l'on veut la lumière qui les montre. On a deux
manières inverses de voir, l'une qui grossit, l'autre
qui diminue, ce qui détruit toute la vérité du spec-
tacle; on voit, comme cet animal de la fable, suc-
cessivement avec les verres opposés de cette lu-
nette
On voit de près tout ce çtul diarmu
On Toit de loin ee qui dépl<.
Par là, on peut établir par l'histoire les plus
redoutables mensonges et les plus pernicieuses
GÉOLOGIE, GÉOGRAPHIE, HISTOIRE 97
erreurs. C'est pour cela que M. de Maistre a pu
dire : « L'histoire depuis trois cents ans, est
« une conspiration permanente contre la vérité. »
Je voudrais pour cette seconde éducation que vous
entreprenez par amour de la vérité, vous voir re-
prendre vos études historiques en commençant par
l'histoire universelle, vue d'abord dans le plus ra-
pide ensemble. Dès ce premier coup d'oeil jeté sur
toute l'histoire, je voudrais faire entrer toute la
science comparée que comporte l'histoire, astrono-
mie, géologie, géographie, philologie, philosophie,
théologie. Evidemment l'esprit moderne travaille k
la philosophie de l'histoire, et la vanité d'un si
grand nombre de tentatives malheureuses sur ce
point n'empêche pas cette tendance d'être profon-
dément utile et vraie.
Et puisque j'ai nommé la théologie, je voudrais,
en effet, que l'histoire fût pour vous une étude sa-
crée, et que vous pussiez dire avec Ritter : a Cette
« science est pour moi une religion. » Je voudrais
qu'avec saint Augustin et Bossuet, vous pussiez
contempler dans son ensemble la marche du genre
humain, en y cherchant cette trace de Dieu dont un
prophète a dit : « Seigneur, qu'il nous soit donné
« de connaître votre route sur cette terre, et votre
« plan providentiel pour le salut de tous les pcu-
« pies (i). » Est-ce que le progrès de l'histoire est
autre chose que le progrès de la religion? Est-ce
qu'on ne peut pas donner de la religion et de l'his-
toire cette seule et même définition : « Le progrès
de l'union des hommes entre eux et avec Dieu? »
11) Ut cogrnoscAmus In larra vlam tu&m. In omolboa gentfr
bus salutAre tuum. (Pfl., LXVi )
LUS socncr.s 7
C8 LES SOURCES
Puis il faudrait étudier d'abord le théâtre où se
passe la scène de l'histoire, — cette planète qu'
nous est donnée, — et méditer ce qui nous est
connu de sa nature, de son origine et de ses desti-
nées.
Il faut d'abord la voir voguer comme un navire
et louvoyer sur l'écliptique, en roulant sur son axe,
et courant autour de ce centre glorieux d'où lui
viennent la lumière et la vie. Il faut voir sa petitesse
relative, connaître sa jeunesse, et savoir qu'elle
mourra. Nous avons parmi les planètes une pla-
nète morte, les autres mourront aussi. Nous voyons
parmi les étoiles s'éteindre des soleils ; le nôtre
s'éteindra aussi. Ce qu'il faut en conclure d'abord
est que nous sommes des passagers sur un vaisseau.
Puis en voyant courir ce vaisseau, avec son infati-
gable vitesse et la surprenante précision de sa mar-
che, demandons-nous : Pourquoi court-il, et où
va-t-il? et répondons avec le prince des géographes :
« La terre, dans ses révolutions perpétuelles, cher-
« che peut-être le lieu de son étemel repos (i). »
Quand nous saurons par l'astronomie et la géo-
logie que nous avons commencé, — puisque si notre
terre n'a pas été d'abord un nuage, ce qui est bien
probable pourtant, du moins il est certain qu'elle a
été tout entière dans le feu, puis tout entière sous
l'eau ; — quand nous saurons que nous avons com-
mencé, que nous sommes jeunes, que nous devons
finir, nous tiendrons les deux bouts de l'histoire,
notre origine et notre fin, et nous ne pourrons re-
garder l'une et l'autre que dans une humble et rcH-
(1) Voir dans ia Connaissance de l'âme, le livre Intitulé i
le Lieu de l'immortaliU.
GÉOLOGIE, GÉOGRAPHIE, HISTOIRE 99
gieuse contemplation. La vue de ce monde qui est
né, qui doit mourir, qui est en marche, qui est tou-
jours à moitié dans la nuit et à moitié dans la lu-
mière, qui est fécond par places et par intermit-
tences, nous fera comprendre ces poétiques asser-
tions de Herder : « Notre humanité n'est qu'un
« état d€ préparation et le bouton d'une fleur
« qui doit éclore. L'état présent de l'homme est le
« lien qui unit deux mondes. »
Puis, regardant en elle-même cette demeure du
genre humain ; examinant son plan géographique,
aussi visiblement tracé avec intelligence que le plan
d'une maison ; contemplant aussi le prodige de sa
vie météorologique et de ses arrosements : ces inon-
dations de lumière, de chaleur, d'électricité, d'eau
féconde, qui ont un but aussi visible, aussi prémé-
dité que le travail d'un jardinier ; n'oubliant pas de
remarquer aussi la richesse de son sein, plein
d'armes, d'instruments, de trésors, — vous con-
clurez encore, avec Ritter, « que notre globe est
« manifestement une demeure préparée par une in-
« telligcnte bonté, pour l'éducation d'u,ne race
« d'hommes. »
Et lorsqu'enfin sur ce théâtre vous verrez venir
successivement des créatures irraisonnables et
muettes, pour y attendre un être intelligent et libre,
qui parle, qui connaît et qui veut ; quand vous ver-
rez, comme de vos yeux. Dieu même déposer sur
la terre l'homme qui n'y était pas l'heure d'avant,
et quand vous aurez bien compris qu'il est une date
précise, un lieu précis où un honmoe a été tout k
coup suscité dans le monde pour être père du genre
humain ; je crois que ce spectacle, si vous savea le
lOO LES SOURCES
contempler, en laissant tomber un instant le lourd
aveuglement et l'inquiète incrédulité qui nous déro-
bent tout rayon de lumière, je crois que ce spectacle
mettra en vous le germe de l'histore, et l'esprit de
l'histoire pour développer le germe.
Vous verrez bien que cet homme, qui est intelli-
gent et libre, a un but idéal qu'il peut connaître, et
que sa liberté doit atteindre. La marche vers le but,
c'est l'histoire, et comme l'homme marche au but
librement par le chemin qu'il veut, et s'en détourne
s'il le veut, vous comprendrez qu'il est le roi du
monde et en dirige sous l'œil de Dieu, la destinée.
Et aussitôt vous diviserez l'histoire en trois ques-
tions :
Premièrement : Où en sommes-nous, relativement
au but?
Secondement : Quelle route avons-nous par-
courue?
Troisièmement : Quel chemin nous reste-t-il à
faire? qu'est-ce que le passé nous apprend sur la
marche de l'avenir?
II
Notez que l'enseignement ordinaire de l'histoire
ne traite jamais la première question. Je me suis
souvent demandé pourquoi il n'y avait nulle part un
cours d'histoire sur ce sujet : état présent du
GLOBE. C'est par là qu'il vous faut commencer dans
votre seconde éducation. Il semble du reste qu'un
homme religieux, aimant Dieu et ses frères, devrait
toujours avoir l'image totale du globe présente à la
pensée. Nous prions devant le crucifix. C'est juste-
GÉOLOGIE, GÉOGRAPHIE, HISTOIRE
ment ce qui convient. Mais la vraie croix n'est pas
isolée de la terre : la vraie croix est plantée en
terre ; le crucifix réel tient au globe : la base, le
pied du crucifix, c'est un globe arrosé du sang de
Jésus-Christ. Ne faites jamais de ces deux choses
qu'une seule image. C'est là la vraie, la belle, la
complète image de piété. Regardez, contemplez
cette terre, temple de Dieu, cette demeure com-
mune de nos frères et de nos sœurs donnée de Dieu
à ses enfants ; et dites-vous : Où en sont-ils? Que
deviennent-ils? Qu'est-ce que leur passé? Où sont
leurs espérances? Priez alors pour eux, et rappelez-
vous cette partie d'une prière catholique : « O père
« qui as donné à tes enfants ce globe pour le cul-
« tiver, fais qu'ils n'aient qu'un cœur et qu'une
« âme, de même qu'ils n'ont qu'une seule de-
« meure. »
Ici encore, vous pourrez recevoir l'esprit de l'his-
toire et l'amour de son plan providentiel.
Regardez donc et comparez, sur toute la terre,
l'état présent des hommes, les circonscriptions na-
turelles dans le plan de la terre habitable, les races,
les langues, les religions, l'état intellectuel et moral,
l'état social et politique. Faites intervenir ici les
grands résultats de la physiologie, de la philologie
et de la symbolique comparées.
Vous ne tarderez pas à découvrir une race cen-
trale et civilisatrice, enveloppée par le reste du genre
humain, comme un noyau par son écorce, race
blanche, géographiquement entourée d'hommes de
toute couleur, dépositaire du culte d'un seul Dieu,
entourée d'idolâtres ou même d'adorateurs expli-
cites du mal ; dans cette race seule, la famille,
I02 Î-FS SOURCES
c'est-à-dire l'élément social, constitué par l'unité du
lien ; dans cette race seule, quelques traces de chas-
teté, c'est-à-dire de spiritualité, tempérant la fer-
mentation maladive de la génération charnelle, et
permettant à quelques hommes, en quelque chose,
de devenir lumière et amour libre, afin de diriger le
monde vers la justice, la vérité, la liberté, l'union;
partout ailleurs, l'humanité découronnée, dégradée
par la sensualité débordante, et par l'intempérance
sans frein ; partout ailleurs, l'humanité paralysée,
écrasée dans l'un des deux côtés d'elle-même, l'un
des deux sexes ; mais toujours la justice, l'intelli-
gence, la science, la force, la dignité, la liberté, ou
leur absence, proportionnées, dans chaque partie du
genre humain, à la plus grande ou moindre partici-
pation de chaque peuple à la lumière et à la religion
du noyau central et civilisateur.
Mais parmi les peuples même les plus rapprochés
du modèle, quelle distance relativement à l'idéal! A
part quelques héros, où en sont les meilleurs des
hommes et les peuples les plus éclairés? Que savent-
ils et comment vivent-ils? Chez qui Dieu règne-t-il?
De quel peuple Dieu peut-il se servir aujourd'hui
pour faire marcher l'histoire, et avancer le monde
vers le but de sa volonté sainte?
Voilà quelques remarques sur la première ques-
tion : où en sommes-nous?
m
Entrez alors dans la seconde, et, sans jamais
perdre de vue tout ce premier tableau, reprenez,
toujours par voie de synchronisme, et d'histoire gé-
GÉOLOGIE, GÉOGRAPHIE, HISTOIRE IO3
nérale comparée, l'histoire distincte des races et des
nations ; toujours avec rapidité, en parcourant,
aussi rapidement qu'il se pourra, chaque ligne,
depuis son origine perceptible jusqu'à nos jours. Les
revues de totalités peuvent seules instruire. Par là
seulement, vous comprendrez ce qui retarde ou
avance chaque nation et l'ensemble de l'humanité.
Par là vous verrez clairement où est le courant
principal de l'histoire ; où sont les eaux stagnantes.
Vous verrez à quelle époque précise l'humanité a
cessé de dormir comme un lac, lac exposé à se cor-
rompre tout entier ; à quelle époque précise s'est
enfin écoulé du lac un fleuve d'eau vive et vivifiante,
qui peut-être entraînera tout.
Vous suivrez facilement ensuite le chemin par-
couru par le fleuve.
IV
Quant à la troisième des questions historiques,
« quelle est la voie de l'avenir? » je crois qu'il vous
sera utile de la poser et de la traiter. Ce n'est plus,
si l'on veut, que de la philosophie de l'histoire. Soit,
C'est précisément la science comparée que nous
cherchons.
Dans cette question, il faut partir de ce principe,
que l'homme est libre et que le genre humain finira
comme il voudra. 11 faut admettre, avec l'Ecriture
sainte, que « Dieu a mis l'humanité et l'a laissée
« dans la main de son propre conseil ; que la vie
« et la mort sont devant nous ; qu'il nous sera
o donné ce vers quoi nous tendrons la main. »
D'après cela, Herder avait raison de dire : « Tout
I04 LES SOURCES
« ce qu'une nation ou une partie de l'humanité vou-
« dra sincèrement pour son bien lui sera donné. »
Ce qui s'appuie encore sur la parole du Christ : « Si
vous aviez la foi, rien ne vous serait impossible. »
Cela posé, nous devons croire qu'il est possible
d'atteindre le but, et que si l'Eglise catholique dit :
« O Père, qui as donné à tes enfants ce globe pour
« le cultiver, fais qu'ils n'aient qu'un cœur et
« qu'une âme, de même qu'ils n'ont qu'une seule
« demeure; » si cette sublime parole est manifeste-
ment le but, nous pouvons y atteindre, ou tout au
moins en approcher, autant que l'homme sur terre
peut approcher de la perfection. « Si on le voulait,
« dit saint Augustin, si l'on suivait les préceptes
« de Dieu, la république terrestre ferait, par sa fé-
n licite, l'ornement de ce monde présent, et s'avan-
« cerait, en montant toujours, vers le royaume de
« la vie éternelle (i). »
Voilà le but, l'idéal, le possible. Nous sommes
libres d'y arriver. Mais y arriverons-nous, et par
quelle voie, et quel serait, en ce cas, le plan de
l'histoire future? C'est la question.
Et quelle question plus grande et plus pressante?
C'est l'homme voyageur sur la terre qui se de-
mande : Où est ma route? Où est ce chemin de Dieu
« sur la terre {2) », qu'il faut connaître, et qui
mène au but?
Vous comprenez que cette question est digne des
plus sérieuses méditations d'une vie entière.
(1) Cujus praecepta de Justls problsqua mortbus si slraol
audiroat atque curaient..., et terras vltae praesentls ornarot
sua fellcltate r««publlca, et vlta« aetemae culmen beatisslme
wgnatur» con»cenderet. (D« Civit. Dei. llb. II, p. 79.)
(9) Ut cognotcamus In terra Tiam tuam.
CHAPITRE XII
LA MORALB
1^ A vrai dire, l'histoire n'est que la morale en
P^ /\ action. Mais il faut ajouter un mot sur la
A
morale considérée comme science.
Je viens de lire avec bonheur un livre intitulé :
Conscience et Science du devoir (i).
Ce livre est un signe du temps.
Oui, nous soonmes dans le siècle de la science
comparée, et aussi dans cette époque du monde qui
correspond à l'état d'esprit de Leibniz lorsqu'il di-
sait : « Je n'ai traversé la métaphysique et les
« sciences que pour arriver à la morale. »
Et c'est l'état d'esprit où je me trouve moi-même
depuis bien des années. Aujourd'hui, je suis obligé
d'avouer que j'ai horreur de la métaphysique abs-
traite, et de toute science qui ne se relie pas à la
morale, à Dieu, au bien des hommes. Et je vois,
avec une joie profonde, mon siècle en venir au
même point.
La civilisation chrétienne, depuis trois cents ans,
a créé ces sciences merveilleuses que traversa Leib-
niz, et qui changent aujourd'hui la figure du monde
matériel ; et maintenant, par l'histoire et la science
sociale, développées surtout en notre siècle, l'esprit
(1) Par J. Oudot, prof«ss«ur à la Facultâ de droit de Parla,
Io6 LES SOURCES
humain arrive à la morale, je dis à la morale consi-
dérée comme science, comme science très é'endue,
très féconde et très inconnue : science destinée à
terminer la crise où l'Europe se débat depuis un
siècle ; science destinée à nous conduire à cet ordre
nouveau dont Chateaubriand dit : « C'est sur la
base du christianisme, — c'est-à-dire de la morale
« universelle, — que doit se reconstituer, après un
« siècle ou deux, la vieille société qui se décom-
« pose à présent. »
Tel est le temps où nous vivons. Et c'est un signe
du temps que l'existence de plusieurs livres, tels
que celui dont j'ai cité le titre, et d'un enseignement
public aussi large et aussi élevé que celui qui se
donne dans plusieurs chaires de la Faculté de droit
de Paris. C'est une grande joie, pour ceux qui con-
naissent la courbe qui suit notre siècle, d'entendre
ses discours où l'on recueille cette conclusion : « La
« jurisprudence est placée au point d'intersect'on
« où les données de toutes les autres sciences vien-
« nent converger, pour que la science du devoir les
« coordonne. Le droit, qui doit diriger les nations,
« que peut-il sans les enseignements de la religion
« comme de l'économie politique? Ce n'est pas une
(i parole ambitieuse, c'est une vérité très certaine
« que cette antique définition : La science du devoir
« est la science d'ensemble des choses divines et des
« choses humaines (i). »
L'on comprend donc enfin que Droit, soit naturel,
soit positif. Législation, Science gouvernementale,
Politique, Economie politique. Science sociale et le
reste, ne sont que des chapitres séparés d'une
(1) OudOt, t. II, p. S54
f
GÉOLOGIE, GÉOGRAPHIE, HISTOIRE I07
science unique et supérieure, qui n'est autre que la
morale ou la science du devoir, et que cette science
ne saurait être séparée de la relig-ion. Et l'on pro-
teste enfin hautement contre la mutilation qu'on
ooère quand on prétend voir des sciences différentes
dans les divers aspects d'une science unique (i).
Oui, mutilation! Et de là les jugements si opposés
que portent, sur la valeur et la tendance de plu-
sieurs de ces sciences, des esprits qui devraient
s'entendre. On m'assure, par exemple, que l'Eco-
nomie politique est un fléau. Moi, je dis : C'est le
salut des sociétés. Fléau, je le veux bien, pour ceux
qui parlent d'économie politique séparée, mutilée •
mais moi qui crois devoir toujours, d'après le con-
seil des sagfes, considérer les choses et en parler
selon leur vérité et non selon leur vanité, je vois, ou
du moins, je veux voir, les êtres et les idées, non
dans leur essence isolée, mais dans leurs relations
vivantes et nécessaires. Quand je dis feuille d'arbre,
je n'entends pas feuille tombée, mais feuille tenant
à l'arbre. Et quand je parle d'Economie politique,
je parle de la science sociale et de la science sociale
ramenée à la morale et de la morale ramenée à la
religion. Voilà donc ce que l'on commence à com-
prendre. Et l'on comprend aussi, dès lors, que la
science du devoir est aussi étendue, aussi riche,
aussi capable de progrès, que la conscience du de-
voir est simple, universelle, primitive, antérieure à
tout.
Science, c'est conscience éclairée, conscience qui
veut et sait, qui, voulant la justice, connaît le point
d'application où doit porter la force pour faire
U) Coriscience et science du devoir, t. I, p. 3:4.
I08 LES SOURCES
jaillir la justice triomphante, et atteindre le but,
salut des hommes, des peuples et du genre humain.
L'effort pour pousser le monde à son but, vo'ûh
notre devoir. La lumière qui éclaire cet effort, voilà
la science du devoir.
Ici, jeunes gens, est le grand point : connaître
son devoir! Savoir ce qu'en ce siècle même vous
devez à votre patrie et au genre humain tout entier;
ne pas seulement avoir au cœur le dévouement, l'hé-
roïsme peut-être, qui est en vous ; mais savoir com-
ment doit s'appliquer la bonne volonté du devoir,
savoir juger les illusions du but, les effets des mi-
lieux, des distances ; connaître les faux mouvements
des bonnes volontés ignorantes, les faux élans des
héroïsmes subversifs qui tuent pour délivrer, qui
écrasent pour sauver. Il faut que si l'on donne son
âme, sa vie, son enthousiasme, on sache du moins
mener au but ces formes magnifiques avec la préci-
sion même de la science, qui mène au but l'emporte-
ment du feu, qui dirige sur des lignes tracées l'in-
saisissable éclair.
Vouloir et savoir, c'est pouvoir ; vouloir ne suffit
pas.
Oh! liguonsnnous pour connaître le détail du de-
voir, ses voies utiles et véritables, en chaque temps,
pour chaque âme, et surtout au temps où
nous sommes. « Qu'il nous soit donné de con-
« naître la marche de Dieu sur la terre, et son plan
« de salut pour tous les peuples. Ut cognoscamus in
« terra viam tuatn, in omnibus gentihus salutare
« tuum. »
Je n'en dirai pas plus sur la morale, mais je tra-
vaille de tout cœur à vous offrir bientôt moo
LA MORALE I09
faible essai sur ce couronnement de la philosophie.
Quant aux rapports de la science du devoir, de
toute la science sociale et de la théologie, je n'en
dirai ici que ce seul mot, c'est que le grand progrès
de science morale, de science sociale que j'aperçois,
est l'aurore de ce retour à la théologie, enfin com-
prise, que j'attends et annonce.
^■#*
I
CHAPITRE XTV
LA THÉOLOGIE
OH disait autrefois que la théologie est la
reine des sciences, que la philosophie est sa
servante.
Voici, je crois, la vérité sur ce sujet. Il y a, dit
Pascal, trois mondes : le monde des corps, le monde
des esprits, et m» troisième monde qui est Dieu, qui
est surnaturel, relativement aux deux premiers. Or,
la philosophie est du second monde ; elle doit régner
sur le premier, et elle doit se soumettre au troi-
sième, non pour s'anéantir, mais pour monter plus
haut.
En d'autres termes la philosophie est la science
propre que porte et que possède l'esprit humain ;
c'est l'esprit humain développé. L'esprit humain
développé doit pénétrer le monde des corps, en con-
naître les lois. Mais il doit, en même temps, se sou-
mettre à Dieu, non plus seulement de cette soumis-
sion nécessaire à son développement propre, mais
de cette autre soumission plus profonde qui déve-
loppe en lui la lumière de Dieu même; qui, à la pro-
pre racine et à la propre substance de l'homme,
ajoute les fruits dont Dieu est la racine et la subs-
tance.
Or. l'esprit humain est capable du développement
LA THÉOLOGIE I 1 1
qui vient de Dieu, comme un arbre est capable de
greffe,
Et peut porter des fruits qui ne sont pas les siens.
Ces fruits nouveaux détruisent-ils le vieil arbre?
Us l'honorent et le glorifient. Lui enlèvent-ils sa
sève? Non ; mais ils donnent à cette sève qui de-
meurait stérile, un cours glorieux. C'est ainsi que
la science divine ne détruit pas la science humaine,
mais l'illumine.
Or, la théologie, c'est la philosophie greffée. Et
cette greffe, c'est l'esprit de Dieu même enté sur
l'esprit humain. Et cette donnée nouvelle est et doit
être surnaturelle, c'est-à-dire d'une autre nature
que l'esprit humain même, infinie en présence de
lui qui est fini, quoique indéfiniment grandissant.
Je n'expHque pas ici le mystère de la greffe, ni
pour le monde des corps, ni pour le monde des
esprits. Je n'entends pas du reste, prouver ici ces
assertions, je veux seulement vous donner des con-
seils pour l'étude de la théologie et vous y exhorter.
Remarquez d'abord que la théologie catholique,
indépendamment de tout ce qu'enseigne la foi chré-
tienne, est manifestement, et ne peut pas ne pas
être le plus grand monument, sans nulle compa-
raison, qu'ait élevé l'esprit humain. Je dis qu'outre
a lumière divine, surnaturelle, dont, selon nous, la
théologie est remplie, cette théologie est et ne peut
pas ne pas être le plus immense faisceau de lumière
humaine que les hommes aient jamais formé.
Voyez le fait. Quels sont les grands théologiens?
^ Je ne parle pas de saint Paul. — Nos deux plus
grands théologiens sont saint Augustin et saint
1
112 LES SOURCES
Thomas d'Aquin. Le troisième est très difficile à
nommer. Il y en a vingt, vraiment grands et pro-
fonds, et dont le plus glorieux n'est pas, comme
théologien, le plus grand. Mais enfin, pour les
hommes de lettres, mettons Bossuet. Voici donc
saint Augustin, saint Thomas et Bossuet. Or, je
vous prie, ne voyez-vous pas que saint Augustin
renferme tout Platon, mais Platon précisé et encore
agrandi? Me direz-vous que saint Thomas d'Aquin
ne contient pas en lui tout Aristote, mais Aristote
élevé de terre, lumineux et non plus ténébreux? Me
direz-vous que Leibniz n'est pas d'accord avec Bos-
sue-r Prétendrez-vous que Descartes tout entier n'a
pas nourri Bossuet, et n'ait passé dans son génie?
Voici donc, dans nos trois grands théologiens, un
faisceau composé des principaux génies du premier
ordre. Citez un homme vraiment considérable qui
pense dans un autre sens, et qui ait une autre lu-
mière, un autre soleil de vérité que cette société de
génies!
L'autorité d'un homm^ du premier ordre est
grande assurément. Mais qu'est-ce que l'autorité de
plusieurs hommes de premier ordre, je dis plus,
l'autorité de tous les hommes du premier ordre, par-
lant à l'unisson? Or, saint Augustin, saint Thomas
d'Aquin et Bossuet parlent à l'unisson ; ceux qu'ils
impliquent en eux parlent de même ; tout ce qui,
dans Platon, dans Aristote, dans Leibniz et Des-
cartes, n'entre pas dans cet unisson que forment les
trois autres, qui sont théologiens, tient de l'erreur, de
l'accident, et ne saurait a)mpter. Ce sont des fautes,
comme les plus grands hommes en commettent
Mais est-ce là toute l'autorité humaine de la théo-
LA THÉOLOGIE II3
iogîe? Je n'en ai dit que la moindre partie. La
théologie, toujours considérée seulement dans son
côté humain, est la seule science, ceci est capital,
que le genre humain ait travaillée en commun. Tout
ce que le père des hommes, sorti des mains de Dieu,
et ses premiers enfants ont livré à la mémoire du
genre humain et à la tradition universelle ; tout ce
que les prophètes et les vrais fils de Dieu, dans tous
les temps, ont pu voir et recevoir de Dieu ; tout ce
que les apôtres du Christ, les martyrs et les Pères
ont compris ; tout ce que les méditations des soli-
taires, qui n'aimèrent que la vérité, ont mystérieu-
sement excité dans l'esprit humain ; tout ce que les
grands ordres religieux, travaillant en commun,
comparant, débattant sans cesse leurs travaux, ont
développé et précisé ; tout ce que les conciles géné-
raux, les premières assemblées universelles qu'ait
vues le monde, ont défini ; tout ce que les erreurs,
mises à jour, reconnues et jugées à leurs fruits,
dans l'importante histoire des sectes, nous ont ôté
d'incertitudes ; tout ce que les saints et les saintes,
ces sources vives de pure lumière, ont inspiré, sans
écrire ni parler : tout cela mis en un, voilà la théo-
logie catholique. Vous le comprenez maintenant,
c'est la seule science que l'esprit humain ait en-
fantée d'ensemble. Les grandes œuvres philosophi-
ques sont des œuvres de grandeur isolée ; l'œuvre
théologique est un mouvement de totalité du vaste
cœur et de l'immense esprit humain. De plus, s'il
est vrai, comme on n'en peut douter, que là où les
esprits s'unissent, là se trouve Dieu, il s'ensuit que
la th^logie catholique est l'œuvre universelle et la
voix unanime des hommes qui ont été unis entre eux
UIS SOUHCBS S
114 LES SOURCES
et avec Dieu. C'est pourquoi je répète parce que je
l'ai prouvé, que la théologie catholique est et ne
peut pas être autre chose que le plus grand monu-
ment qu'ait élevé l'esprit hiunain, et le plus grand
faisceau de lumière qu'il y ait en ce monde.
Et maintenant, comment expliquez-vous qu'un
homme qui cherche la vérité ne fasse pas sa pre-
mière étude de cette science-là?
Voilà pourqucM, si vous avez compris ce qui pré-
cède, et si vous voulez travailler à relever l'esprit
humain vers la lumière, vous étudierez la théologie
catholique, toujours.
Voici comment vous procéderez.
Vous commencerez par apprendre par cœur, et
mot pour mot, le Tout, comme l'enfant apprend ses
prières.
Ce monument incomparable de la théologie a un
plan simple et facile à connaître. Cet immense fais-
ceau de lumière se réduit à un petit nombre de vé-
rités, peut-être à trois, et à une. Mais, sans remon-
ter si haut vers l'unité divine de cette lumière, il
se trouve que toute la théologie catholique est for-
mulée en un petit nombre de propositions dogmati-
ques qu'on nomme articles de foi, auxquelles les
théologiens en ajoutent d'autres qui, sans être arti-
cles de foi, sont tenues pour certaines, comme déri-
vant rigoureusement des articles de foi.
Toutes ces propositions peuvent être, et, de fait,
ont été imprimées en huit pages.
Je demande comment il se fait que tout homme
instruit ne les sache pas par cœur littéralement (i).
(1) Nous avons réuni les textes, ou du moins les proposition*
de {ol, en latin et en français, dans un appendice à la fin d«
notre Traité de la connaissance de Dieu.
i
LA THÉOLOGIE II5
Si VOUS êtes chrétiens, voilà le détail de votre
foi ; si vous n'êtes pas chrétiens, voilà cette grande
croyance chrétienne, la seule qui ait chance d'être
vraie, et qu'il vous faut connaître, pour savoir si
vous y viendrez. Si vous êtes ennemi, décidé à com-
battre le christianisme, prenez la peine de le con-
naître, du moins dans son énoncé. Vos coups porte-
ront moins à faux.
Vous prendrez donc une Théologie élémentaire
quelconque, vulgaire, enseignée dans les Séminai-
res. Je vous recommande celle de Perrone, qui est
récente, très répandue, qui vient de Rome. Vous ou-
vrirez la table des matières, qui a été imprimée en
huit pages, et qui n'est autre chose que la suite des
théorèmes théologiques, articles de foi ou autres.
Vous apprendrez par cœur ces théorèmes, et vous
connaîtrez l'énoncé complet, authentique, officiel
du dogme catholique (i).
De plus, vous aurez sous la main un Bossuet, un
Thomassin, un saint Thomas d'Aquin et un saint
Augustin ; et, en outre, le Dictionnaire théologique
de Bergier, en un volume.
Vous vous attacherez à saint Thomas d'Aquin
avant tout autre. Vous n'oublierez pas qu'au der-
nier concile général, à Trente, il y avait sur le bu-
reau de l'assemblée, à droite du crucifix, la Bible ;
à gauche, la Somme de saint Thomas d'Aquin.
Quant à la Bible, il est bien entendu que vous la
lirez chaque jour ; que vous lirez et pratiquerez
VEvangile, source vive et principale de toute lu-
orière.
(1) Notro Appendice reii(erine les propositions de Perron«>
•t, OQ outre, quelr]iies-un.« des t«xtc8 évan^éllQues qui appuient
les tb6or6me9 tbéologiiiues.
Il6 LES SOURCES
Mais, pour revenir à saint Thomas d'Aquin, c'est
véritablement l'ange de l'école et le prince des théo-
logiens. Egal, au moins, à Aristote comme méta-
physicien et logicien ; nullement contraire à Platon,
ce qui serait un défaut capital ; plein de saint Au-
gustin, et impliquant, dès lors, ce que Platon a dit
de vrai ; du reste, n'ayant pas tant les idées mêmes
que les forces de ces génies, saint Thomas d'Aquin,
dans sa Somme, saisit, résume, pénètre, ordonne,
compare, explique, prouve et défend, par la raison,
par la tradition, par toute la science possible,
acquise ou devinée, les articles de la foi catholique
dans leurs derniers détails, avec une précision, une
lumière, un bonheur, une fox'ce, qui poussent sur
presque toutes les questions le vrai jusqu'au su-
blime. Oui, on sent presque partout, si je puis
m'exprimer ainsi, le germe du sublime frémir sous
ses brèves et puissantes formules où le génie, ins-
piré de Dieu, fixe la vérité.
Saint Thomas d'Aquin est inconnu de nous, parce
qu'il est trop grand. Son livre, comme l'eût dit
Homère, est un de ces quartiers de roc que dix
hommes de nos jours ne pourraient soulever. Q)m-
ment notre esprit, habitué aux délayures du style
contemporain, se ferait-il à la densité métallique du
style de saint Thomas d'Aquin?
L'ignorance même de la langue, de la typogra-
phie et de la forme extérieure dans la distribution
des matières, nous arrête au seuil de la Somme de
saint Thomas d'Aquin. Je "îais un homme instruit,
très occupé de philosophie et de théologie, qui,
ayant ouvert un jour la Somme, ne tarda pas à re-
fermer le livre avec dégoût. Et pourquoi? Parce
LA THÉOLOGIE I 1 7
qu'il avait pris pour l'énoncé des thèses de saint
Thomas l'énoncé des erreurs qu'il réfute. Cet
homme vécut un an sur ce préjugé.
Lisez V Index tertius de la Somme, pour connaître
d'un coup d'oeil les énoncés du grand Docteur sur
chaque question. Il faut consulter cet Index sur
toute question ; il en faut retenir, mot pour mot,
beaucoup de formules.
Pour ce qui est de Thomassin, c'est un génie tout
différent ; génie aussi, non du même ordre, et non
moins inconnu. Thomassin, contemporain de Bos-
suet, a écrit en latin ses Dogmes théologiques
qu'on pourrait appeler Medidla Patrum. Le tiers au
moins de ces trois in-folio ne consiste qu'en cita-
tions des Pères, grecs et latins, souvent aussi des
philosophes, le tout lié et cimenté par le génie qui
pénètre et possède ce qu'il prend, agrandit ce qu'il
touche, multiplie la valeur de ce qu'il emprunte, en
groupant sous une lumière unique les précieuses
parcelles qu'il recueille : tout cela dans un latin
plein de verve, d'originalité, d'exubérante richesse.
Je n'ai rien à dire de Bossuet ni de saint Au-
gustin. Pratiquez beaucoup la table des matières du
second, merveilleux travail des Bénédictins.
Quant à Bergier, c'est un Dictionnaire conve-
nable, judicieux, ne manquant pas d'autorité.
Enfin ces livres seuls ne suffisent pas. Il vous
faut un enseignement théologique oral, par un théo-
logien de profession, enseignant dans les sémi-
naires. Rien ne supplée à l'enseignement oral de la
théologie. Dix années d'études solitaires vous lais-
seraient des traces notables d'ignorance.
Or, je crois pouvoir vous assurer que quand voua
Il8 LES SOURCES
aurez commencé à comprendre la théologie catho-
lique, vous serez profondément étonné de l'igno-
rance et de l'aveuglement de notre siècle à l'égard
de ce foyer de lumière, auquel aucune autre lu-
mière dans le monde ne saurait être comparée. Il
vous semblera que depuis cent cinquante ans l'Eu-
rope est dans une nuit polaire, et que le soleil des
esprits est caché derrière notre horizon trop dé-
tourné de Dieu, et derrière les sommets glacés de
nos sciences froides.
Voois comprendrez que l'alliance dont on parle
entre la philosophie et la théologie, alliance que les
philosophes purs ne comprennent pas et ne peuvent
pas exécuter, par cela même qu'ils ne sont que purs
philosophes, est singulièrement avancée du côté des
théologiens, qui, étant à la io>s théologiens et phi-
losophes, philosophes toujours plus complets, plus
exacts, plus profonds, plus élevés que les philoso
phes purs, ont mission et capacité pour entrepren-
dre et conclure l'alliance.
Vous verrez aussi que la théologie catholique,
inspirée par le Christ, qui est Dieu, implique réel-
lement toutes les sciences. Ce n'est pas nous qui les
en déduirons, je le sais, et je sais que la prétention
de tout déduire du dogme a été une source d'er-
reurs. Mais, à mesure que les sciences se forment
par leur propre méthode et leurs propres princi-
pes, ce sont des concordances et des consonances
merveilleuses avec la science de Dieu. Vous com-
prendrez que, comme le dit Pascal (i), la « reli-
K gion doit être tellement l'objet et le centre où
* toutes c' oses tendent, que, qui en saura les prin-
(1) Pemie$, t. I, p. «16, (Œuvres complètes.)
i
k
LA THÉOLOGIE II9
« cipes, puisse rendre raison, et de toute la nature
« de l'homme en particulier et de toute la conduite
« du monde en général. »
Vous verrez peut-être aussi que, par le fait, la
théologie catholique a directement inspiré tout le
grand mouvement scientifique moderne, créé par le
dix-septième siècle. Vous partagerez ma surprise et
ma joie quand vous verrez se vérifier historiquement
ce qui, a priori, doit être, savoir : que les saints
produisent, ou sont eux-mêmes, les grands théolo-
giens mystiques ; que les grands théologiens mysti-
ques produisent les dogmatiques profonds et les
vrais philosophes ; que tous ensemble produisent
les savants créateurs, même en physique et en mé-
thématiques; comme par exemple, lorsqu'on voit les
grands saints et théolc^iens mystiques du comn>en-
cement du dix-septième siècle creuser plus profon-
dément que jamais le rapport du mystère de Dieu à
l'homme ; le livrer à la pensée philosophique sous
la forme du rapport métaphysique du fini à l'infini;
faire poindre dans une foule d'écrits ascétiques de
surprenantes formules sur l'infini, le fini, le
néant (1); susciter chez Kepler, chez Pascal (2), et
bien d'autres, les principes implicites, souv.3nt
même assez explicites, du calcul infinitésimal ; ins-
pirer enfin à Leibniz son livre de Scientia infiniti,
dont le calcul infinitésimal, qui est le levier uni-
versel des sciences, est un chapitre ; chapitre qui,
ramené et comparé à la philosophie dont il vient,
achèvera d'organiser cette reine des sciences.
(1) Par exemple, les ôcrita d'Olier; la Fie du P. dt Condrtn,
par le P. Amelote.
19 Peméet, i" partie, art. l.
CONCLUSION
CONCLUONS tout ce livre.
Ce livre ne s'adresse qu'aux rares esprits
qui aiment et cherchent la sagesse, et aux
courages qui sacrifient tout à la justice et à la vé-
rité.
Etablir du silence dans son âme pour écouter en
soi Dieu qui parle dans tous les hommes, surtout
en ceux qui aiment la vérité ; se dégager de ses
passions, et se tenir au-dessus de son siècle pour
être plus près de Dieu et du cœur de l'humanité ;
fuir la méditation oisive et l'illusion des contempla-
tions paresseuses, en fixant par la plume les vérités
qui se déploient dans l'âme, sous le souffle de Dieu,
quand elh est pure et en repos ; discipliner son
corps, le pénétrer, le rapporter, comme un instru-
ment, à son esprit et à son âme, pour que l'homme
tout entier soit uni dans son œuvre ; consacrer à la
vérité tout son temps, aussi bien que l'homme tout
entier, âme et corps ; consacrer la journée entière,
et ne pas mépriser la nuit même ni le sommeil ; con-
sacrer le sommeil en consacrant le soir ; préparer au
sommeil sa tâche, et le faire travailler ; fuir la dissi-
pation qoii interrompt l'esprit et qui l'éteint, pour
trouver le repK>s qui le recueille et le féconde ; pra-
tiquer, dans la continuité de l'adoration intérieure,
ce que pratiquent les germes, qui oçoissent ei qui
■à
CONCLUSION 121
grandissent, soit que l'on veille ou que l'on dorme ;
parvenir à la vraie prière, où la voix infaillible de
Dieu se fait entendre ; où le contact de Dieu nous
est donné, et où s'accomplit le mystère du rapport
substantiel et vivant de l'âme à Dieu ; puiser dans
cette union à Dieu l'inspiration réelle, c'est-à-dire
la résolution de devenir un ouvrier dans la moisson
de Dieu ; recevoir, dans cette inspiration et cette
résolution, la connaissance des plaies de son âme et
des souffrances du monde, la compassion pour ces
souffrances et pour ces plaies, la force, la volonté
de travailler à les guérir ; voir et juger, dans cette
lumière, la crise du présent siècle, qui est la ques-
tion du Seigneur ; pensez-vous que le Fils de
l'homme trouve encore de la foi sur la terre? Ap-
prendre ce que Dieu veut du cœur hiunain et de
l'esprit humain, et ce qu'il en exige pour leur don-
ner ou leur laisser la foi; rentrer dans la voie, mani-
festement droite, du dernier grand siècle, qui allait
à Dieu par la sainteté et par la science, et unissait,
fécondait, ou pour mieux dire, créait les sciences
dans la lumière de Dieu ; reprendre le faisceau, trop
longtemps brisé, des grandes lignes de l'esprit hu-
main ; créer ainsi cette science comparée qui sera
celle du prochain grand siècle ; remonter de chaque
ligne de la science au centre de la comparaison ; y
trouver Dieu partout, et sa lumière vivante et régé-
nératrice ; faire redescendre cette lumière dans tous
les canaux de la science, dans toutes les fibres de
l'esprit ; délivrer, réchauffer les cœurs par cet in-
flux nouveau ; et relever enfin, par une éducation
plus lumineuse, les générations à venir : tel est
l'ensemble des conseils qu'il faut donner, et du but
Î22 CONCLUSION
qu'il faut proposer à celui qui veut être aujour-
d'hui disciple de Dieu.
Comprenez maintenant l'unité théorique, et le
sens proprement scientifique de tout ceci.
Nous avons démontré ailleurs que le souverain
procédé de la raison, celui qui donne la science, est
un procédé qui mène, à partir de toute chose, à
l'infini, à Dieu ; et que ce procédé donne la science,
précisément en tant qu'il mène à Dieu et aux idées
éternelles qui sont Dieu. Vous avez compris que ce
ne sont pas là seulement de poétiques assertions, \
.mais bien des vérités logiques précises et scienti-
fiquement établies.
Mais ce procédé mène à Dieu, nous l'avons en-
core démontré, parce qu'il part de Dieu, c'est-à-dire
du sens divin en nous, et d'un degfré quelconque de
foi en l'objet infini de ce sens ; et il y mène, en se
servant de choses finies, l'âme et la nature, comme
signes et comme images, pour expliquer ce sens obs-
cur de l'infini que Dieu nous donne par son contact.
Donc la méthode pratique, pour aller à la science,
consistera d'abord à développer en soi le sens di-
vin ; en second lieu, à connaître son âme, à con-
naître la nature et ses lois, — ce qui renferme
toutes les sciences partielles, — puis à remonter
toujours, de notre âme, de tout état de l'âme, et de
toute science partielle et de toute impression, jus-
qu'aux idées de Dieu et jusqu'au cœur de Dieu.
Oui, ceci est la méthode pratique pour arriver à
la lumière : appeler l'esprit à lui-même ; unir son
esprit à son cœur, son cœur à Dieu ; et tout
ramener, sans rien confondre, à cette unité inté-
rieure qui est notre âme et Dieu.
CONCLUSION 123
Et l'homme arrivé là connaît la vie. Il sent et
voit qu'aimer Dieu par-dessus toutes choses, aimer
tous les hommes comme soi-même, donner son
cœur, son âme, son esprit et ses forces pour rendre
les hommes meilleurs et plus heureux, c'est la vie,
c'est la loi, c'est le bonheur, la justice et la vérité.
I
FIN DES SOURCES
DISCOUfJS
SUR LE
DEVOIR INTELLECTUEL DES CHRÉTIENS
AU XIX* SIÈCLE
ET SUR LA MISSION
DES PRÊTRES DE l'oRATOIRB
Messieurs,
JE veux vous exhorter à la pratique intellectuelle
de l'Evangile.
L'Evangile, vous le savez, commence par le
mot Pénitence, et finit par le sacrifice de la Croix.
Pénitence, transformation, régénération, passage à
Dieu et à l'amour par l'anéantissement de
l'égoîsme : vie nouvelle par la pénitence, c'est-à-
d're par le sacrifice de la croix, tout cela c'est même
chose.
Contemplons donc aujourd'hui la lumière de cette
croix du Christ, sinon d'aussi près que saint Jean
et la Vierge, du moins comme ce groupe de femmes
dont il est dit : « qu'elles regardaient de loin ». Con-
templons le plan général de l'histoire de la Croix,
126 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
Qu'a produit la Croix dans ce monde? Quel est le
fruit de son premier triomphe? Quels sont les dan-
gers qui menacent aujourd'hui son règne? Quelles
soùt les ressources que les fils de la Croix peuvent
opposer à ces dangers? Et quels sont dans cette
lutte nos devoirs, à nous Prêtres de l'Oratoire qui
vous parlons, à vous nos auditeurs ou nos amis?
I
Voici donc Jésus-Christ en croix. Voici le signe
et l'instrument du sacrifice planté, comme un arbre
de vie, sur le globe. Le régénérateur ici pratique,
par son sang qui coule, l'amour de Dieu et de ses
frères jusqu'au sacrifice de soi-même. C'est là la
nouvelle loi, c'est là l'alliance nouvelle de la créa-
ture avec Dieu. « Je vous donne un commandement
« nouveau, » a-t-il dit : « ALmez-vous comme je
« vous ai aimés, w Et parlant de ce sang que nous
voyons couler, il a dit : « C'est le sang de la nou-
R velle et étemelle alliance. » Ce sang qui se ré-
pand sur terre est la semence d'une humanité nou-
velle, humanité dont le signe et le caractère, la loi
et la vie est et doit être l'amour de Dieu et des
hommes jusqu'au mépris de soi. Il faut que cette
humanité nouvelle croisse et se multiplie et qu'elle
remplisse la terre. Mais la terre est couverte par les
homm.es du vieux monde dont le signe et le carac-
tère, la loi et la vie est au contraire l'amour de soi
jusqu'au mépris du genre humain et au mépris de
Dieu. Ce vieux monde se défend dès qu'il comprend
le sens de la vie nouvelle, qui est l'absolue opposi-
sition à la vieille vie ; il entre en lutte, et pendant
DES CHRÉTIENS AU XIX* SIÈCLE 127
trois siècles, il extermine par le fer et le feu l'hu-
manité régénérée. Mais la création supérieure se dé-
fend à son tour pour la vertu de Dieu. Elle laisfte
«couler son sang pour ensemencer la terre plus lar-
gement ; et, après trois siècles de lutte, l'humanité
sacrifiée triomphe de l'humanité qui tue. Les vic-
times ont vaincu la force. La force passe aux chré-
tiens. César, roi du vieux monde, est chrétien : il
voit la croix dans le ciel, signe de la force et de la
victoire. La croix est une première fois glorifiée :
elle monte sur la couronne des empereurs.
Dès ce moment, pendant quinze siècles de paix
relative, voici ce qu'opère la r oix. Elle engendre en
effet une autre humanité, qui aujourd'hui est maî-
tresse du globe. Les peuples chrétiens sont rois de
la terre entière, sans résistance possible de la part
du vieux monde. La croix a donné la force et l'em-
pire à ceux qui l'ont reçue. Elle absorbe la bar-
barie, elle retourne le paganisme, elle produit ie
miracle des sociétés nouvelles ; elle régénère l'élé-
ment social, la famille, selon sa légitime et primitive
institution. Elle rend possible la liberté sans escla-
vage, sans anarchie, et l'unité sans tyrannie. Elle
sème, sur les peuples, ce sel évangélique dont le
Sauveur a dit : « Vous, vous -êtes le sel de la
terre; » c'est-à-dire qu'elle produit le miracle des
légions angéliques, qui par le sacrifice complet, par
la virginité, sont, avec et après Jésus-Christ, la
force qui élève la terre vers le ciel. Une intelli-
gence plus haute est donnée aux peuples modernes
avec des mœurs plus élevées. L'esprit humain régé-
néra contemple la nature d'un œil plus pur, plus f>é-
oétrant. Il s'en rend maître et la domine et U
128 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
dirige : il saisit et gouverne les forces physiques
inconnues aux anciens ; il triomphe de l'espace et
du temps ; il parcourt son domaine avec la vitesse
même du vent ; sa pensée traverse le globe avec la
vitesse même de la lumière.
Tel est le premier triomphe de la croix, après la
première lutte.
II
Mais quels sont aujourd'hui les dangers qui me-
nacent ce règne de la croix?
Les chrétiens sont maîtres du monde. Mais les
chrétiens sont divisés. Le vieux monde ne peut rien
contre eux. Il ne peut rien qu'avec eux et par eux,
et en les divisant. Or, Dieu a permis que l'esprit
du vieux monde pénétrât au milieu des chrétiens
pour une épreuve nouvelle. L'esprit qui nie le sacri-
fice, qui l'abolit et le retourne, l'esprit de la cité
du mal où chacun doit s'aimer contre tous et contre
Dieu même, l'esprit païen a relevé la tête et trouvé
des adorateurs. Dieu a permis que l'esprit ancien
divisât son peuple, comme autrefois il avait permis
que son peuple, maître de la terre promise, fût
divisé. Dix tribus se séparaient alors de Jérusalem
et du temple, et, abolissant le sacrifice, elles ado-
raient Astarté, Baal et le Veau d'or : Astarté,
déesse de la volupté, adorée comme souverain
Bien ; Baal, dieu du soleil, lumière créée, adorée
comme lumière incréée, et l'Or, instrument de l'or-
gueil et de la volupté. Après mille ans de christia-
nisme, la moitié du peuple chrétien, trop attachée à
Vesprit du vieux monde, à sa sagesse philosophique
DES CHRÉTIENS AU XIX' SIÈCLE 129
■ ■
et politique, et incapable du grand sacrifice de la
virg-inité, s'est séparée du monde nouveau, mais
sans abolition formelle du sacrifice. — Schisme
oriental. — Et, depuis trois cents ans, vodci le Pro-
testantisme, et le philosophisme du dix-huitième
siècle, et le sophisme contemporain, triple effort de
l'esprit du vieux monde pour abolir le sacrifice!
Qu'est-ce en effet que cet esprit manifesté sous ces
trois formes, esprit que les aveugles appellent esprit
nouveau, quoiqu'il soit au contraire l'antique esprit
païen luttant contre l'esprit nouveau? Qu'est-ce que
le protestantisme? Le protestantisme est par
essence et précisément l'abolition du sacrifice.
Abolir la réalité du saint sacrifice quotidien, pour
n'en plus faire qu'un pâle et stérile souvenir ; abolir
le terrible et réel sacrifice de toutes les forces de
l'homme par la virginité ; abolir la mortification,
l'abstinence et le jeûne ; abolir la nécessité des
bonnes œuvres, l'effort, la lutte et la vertu; ren-
fermer en un mot le sacrifice en Jésus seul, sans le
laisser passer à nous ; ne plus dire comme saint
Paul : « Je souffre ce qui reste à souffrir des souf-
« frances du Sauveur. » Mais dire à Jésus crucifié :
« Souffrez seul, ô Seigneur! » voilà le protestan-
tisme!
Oui, dire à Jésus crucifié : « Souffrez seul, ô
« Seigneur! » voili, non pas certes dans la pratique
des Individus, mais dans l'essence même de son
dogme, voilà précisément la racine de tout le pro-
testantisme. C'est un effort pour renverser la croix,
pour l'arracher de terre, et dispenser chaque homme
de la porter, sans pourtant en nier l'idée, puisque
la croix de Jésus-Christ est manifestement tout
L»S SOURCES O
130 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
l'Evangile, et que le peuple protestant se dit chré-
tien.
Mais la secte philosophique, qui s'élève au dix-
huitiènîe siècle, va plus loin. Elle s'attaque à l'idéal
même du sacrifice ; elle s'attaque à Jésus-Christ
même ; elle prétend l'écraser, et purger l'univers
entier de toute trace et de toute idée de la croix,
de toute pensée du sacrifice. Qu'est-ce qu'on sa-
crifie, lorsque l'on sacrifie? On sacrifie la volupté,
l'orgueil et l'égoïsme. Mais c'est précisément ce
qu'on entend sauver, ce qu'on prétend adorer
quand on retourne à l'esprit païen; et l'on reprend
avec le vieux culte, le culte de soi, le culte de l'or-
gueil et de la volupté. On adore de nouveau Astarté,
déesse de la Joie sensuelle, et Baal, lumière créée,
raison humaine que l'on fait Dieu, et l'Or, dieu de
toutes les passions, maître de tout.
Mais les sophistes du dix-neuvième siècle pous-
sent à bout cette doctrine. Leur unique et continuel
ennemi, c'est la croix. Abolir absolument toute idée
et toute trace de la croix et du sacrifice, tout frein,
toute autorité, toute subordination de l'homme à
Dieu, toute loi, toute discipline, toute conscience,
toute distinction du bien et du mal, c'est le but et
l'idée (i).
(1) Dans la Bévue des Deux-Mondes du 15 février isai. dans
un article sur l'Hégéllanlsme, l'auteur déclare qu'il veut dé-
gager du système hégélien, qui est mort, « sa pensée vivante
et éternelle... ses « éléments permanents.., les pensées élevées
« et profondes que nous lui devons... les detuc ou trois Idées
o que l'humanité s'est appropriées... et qui suffisent à la gloire
« du philosophe et à celle du pays et du siècle qui l'ont vu
« naître... » Cela dit, voici ce qu'il trouve :
« La découverte du caractère relatif des vérités, qui est l«
« fait capital de l'histoire de la pensée contemporaine... Les
n jugemenîs absolus sont faux... Aujourd'hui, rien n'est plus
« pour nous vérité ni erreur, 11 faut Inventer d'autres mots...
DES CHRÉTIENS AU XIX* SIÈCLE 13I
Pourquoi? Préctsément parce que l'homme est
dieu, disent-ils. Si l'homme était dieu, toute possi-
bilité, tout prétexte de sacrifice se trouve anéanti.
Chrétiens, voilà l'ennemi. Voilà son plan : aboli-
tion du sacrifice, renversement de la croix du Sau-
veur. Or, quelle est aujourd'hui la force, la posi-
tion de l'ennemi? Les voici :
Il y a aujourd'hui une force qui règne sur le
monde. Il y a un gouvernail du g^lobe. Ce n'est plus
comme autrefois César. César n'est plus que la
seconde des forces. Voici en effet la première, et
Dieu en soit loué : c'est la parole publique, fixée
pour tous les temps, multipfiée pour tous les lieux
par l'imprimerie.
Or, aux mains de qui est aujourd'hui cette force?
Evidemment, elle est aux mains de l'ennemi depuis
un siècle. Le peuple chrétien, l'humanité nouvelle
est accidentellement gouvernée par l'esprit du vieux
monde, La civilisation chrétienne se trouve aujour-
d'hui dans l'état où se trouvait le peuple de Dieu
sous le règne de Jézabel et d'Athalie. Jézabel mas-
sacrait les prophètes, abolissait le sacrifice dans
Israël, c'est-à-<iire dans la partie schismatique du
« Nous admettons irisqu'à l'Identité des contraires. Nous ne
« connaissons plus la religion, mais des religions : plus de
m morale., mais des mœurs; plus de principes, mais des faits.
« Nous expllQuons tout, et, comme on l'a dit, resi>rlt finit par
« approuver tout ce qu'il explique. La vertu moderne se ré-
« sume dans la tolérance... La morale, qui est l'abstrait «t
« l'absolu, trouve mal son compte à cette Indulgence... Les
• caractères s'affaissent pendant que les esprits s'*tend/6nt et
« s'assouplissent. »
Tout cela repose « sur ce principe qui s'est emparé avec
« lorco de l'esprit moderne, et qui peut être ramené i. l'H^gé-
« Uanlsme : Je veux parler du prtnapc en vertu duquel WM
« assertion n'est pns plus vraie qut i'asserllon opposée. »
Ainsi parlent ceux qut se croient les vrais représentants d«
U pensée contemporaine.
132 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
peuple de Dieu. C'est ce qu'ont fait les hérésies.
Mais bientôt, au sein même de Juda, voici la fille
de Jézabel, Athalie qui règ-ne sur Jérusalem, qui
opprime le temple de Dieu et travaille à l'abolition
générale du sacrifice sur toute cette terre que Dieu
avait donnée aux enfants d'Abraham. Tel paraît le
philosophisme du dix-huitième siècle, et il n'est pas
moins heureux qu 'Athalie. Seulement, comme elle,
il a aussi déjà eu son rêve, où il n'a plus trouvé
...Qu'un horrible mélange
D'os et de chairs meurtris, et traînés dans la fange.
Mais cependant il règne encore. Il a un fils plus
mauvais que lui, et qui prétend non plus seulement
abolir le sacrifice, mais le retourner : au lieu de
sacrifier la nature à Dieu, sacrifier Dieu à la na-
ture ; ne plus se séparer de Dieu, mais l'attaquer ;
ne plus seulement vider notre raison de toute
donnée divine, mais adorer comme Dieu notre rai-
son; ne plus seulement l'isoler du ciel, mais la
retourner vers l'enfer. Je ne veux pas insister ici
sur ce mystère de mort. J'en ai parlé ; j'en parlerai
souvent.
Ce que je vois, c'est qu'Athalie et Jézabel sont
sur le trône. Elles tiennent le gouvernail. La pa-
role publique fixée pour tous les temps, multipliée
pour tous les lieux par l'imprimerie, cette irrésis-
tible puissance est dans leurs mains. Dieu l'a per-
mis. Armées de cette grande force, elles ruinent le
christianisme. Où sont les chrétiens fidèles? Où
sont les hommes qui représentent les sept mille
hommes qui n'avaient point fléchi le genou devant
Baal? Ils existent assurément et plus nombreux que
DES CHRÉTIENS AU XIX* SIÈCLE I35
les sept mille. Mais sur ces trois cent millions
d'hommes qui portent le nom de chrétien, en est-il
sept millions qui pratiquent? Mettez à part les schis-
matiques, les hérétiques, les incrédules et les indiffé-
rents, que reste-t-il? A Paris, il n'y a pas aujour-
d'hui un vingtième de la population qui suive Dieu
et sa loi. Si donc, dans l'ensemble du monde chré-
tien, l'on compte un homme sur cent qui n'ait pas
fléchi le genou devant l'ennemi, qui adore Dieu et
suive sa loi, c'est beaucoup.
Voilà la position de l'ennemi et sa force : voilà
le danger qui menace la croix.
III
Eh bien! ce serait avoir peu de foi que de perdre
courage à la vue de la force ennemie et du danger.
Vous allez voir si nous n'avons pas de ressources.
Seulement vous devrez comprendre qu'il ne fau-
drait pas dormir plus longtemps.
Sous Tibère et Dioclétien, il y avait une res-
source, savoir : les catacombes et dans les cata-
combes la croix. Et la croix a en effet vaincu. Sous
Athalie, il y avait une ressource, le temple, et dans
le temple Joas et Joiada ; l'héritier légitime et le
prêtre de Dieu. Il en est de même aujourd'hui. En
présence de l'irrésistible pouvoir qui nous domine,
il y a le temple de Dieu, l'Eglise catholique et les
ministres de Jésus-Christ, et la croix, légitime héri-
tière du trône. Oui, le sceptre et le trône, c'eat la
parole publique, fixée pour tous les tcjnp», multi-
pliée pour tous les lieux par la presse. Or, la croix
est l'héritière de ce trône et de ce sceptre. Elle
134 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
s'élèvera sur ce trône, comme elle s'est élevée sur
la couronne de Constantin.
Dieu veut que l'humanité nouvelle, après avoir
triomphé de la force et de César par le martyre ;
après avoir régné d'un certain règne bien imparfait
encore, mais pourtant très fécond, pendant quinze
siècles, triomphe des nouveaux maîtres du monde,
et commence im second règne moins imparfait et
mille fois plus fécond que le premier.
Mais quels sont les maîtres du monde? des idées»
des doctrines, des esprits. Nous avons donc main-
tenant à dire avec saint Paul : « Notre lutte n'est
« plus contre la chair et le sang, elle est contre les
« forces intellectuelles du mal... contre les rois de
« ces ténèbres qui nous enveloppent. » Il nous faut
conquérir le monde une seconde fois, non plus seu-
lement ni surtout par le sang, mais par l'intelli-
gence, par l'intelligence appuyée sur la croix
comme le sang des martyrs lui-même tirait de la
croix seule toute sa vertu.
C'est au nom de la science, de la raison, de la
philosophie que l'on nous écrase par la presse de-
puis un siècle, et que le venin de la science per-
verse, de la philosophie menteuse atteint jusqu'aux
extrémités du monde les lettrés et les illettrés, les
esprits sans défense, et tous les commençants de la
raison, plus faciles encore à surprendre que les en-
fants. Or, c'est sur ce point même que Dieu, nous
l'espérons, prépare un éclatant triomphe. TI pré-
pare une manifestation de lumière chrétienne, de
science, de sagesse catholique, laquelle certaine-
ment éclipsera ces ténébreuses lueurs qui nous sé-
duisent et nous égarent. Voici comment :
DES CHRÉTIENS AU XIX« SIÈCLE I35
Dieu inspire aux siens, en ce siècle, et bientôt
depuis cinquante ans, l'idée d'une science d'en-
semble, d'un enseignement encyclopédique, éclairé
tout entier par la croix.
Rattacher tout à Jésus-Christ, les lettres, les
sciences, les arts, la philosophie et l'histoire, et le
droit et les lois, c'est une pensée qui fermente dans
l'Eglise. C'est le mot de saint Paul appliqué à
l'ordre intellectuel : « Rétablir tout en Jésus-
Christ; » c'est-à-dire rattacher à cette tête, à ce
principe, à cette source, à ce centre, tous les rayons
de l'esprit humain. Et saint Paul le dit ailleurs plus
clairement encore : a Je ne veux savoir qu'une seule
a chose : Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. »
Eh bien! oui : le chrétien qui pense sait aujourd'hui
que ce mot est et doit être la vraie devise de la
science pleine, profonde, étendue à tout. On multi-
plie donc les essais, on publie des livres intitulés :
Université catholique, Encyclopédie catholique. On
fait plus, on fonde à Louvain une véritable univer-
sité catholique qui vivifie tout un royaume. Plus
tard, notre vénérable frère Newman, fondateur de
l'oratoire anglais, fonde aussi l'université catholique
de Dublin.
En France, il nous sera Impossible, ce semble,
pendant très longtemps, de fonder un tel centre
d'enseignement. Mais, au lieu de m'en plaindre,
j'en veux remercier Dieu. Cette impossibilité nous
donnera l'élan qui décuple la force sous la diffi-
culté, comme on l'a dit si heureusement :
S'appuyer sur l'obslacl« et s'élancer plus lolo.
Au lieu d'un centre d'enseignement oral et local,
136 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
déclarons que nous établissons nos chaires d'ensei-
gnement chrétien sur le trône même d'où l'on gou-
verne le monde, et que, comme tous en ont le droit,
nous nous emparons, pour enseigner, de la parole
publique, fixée pour tous les temps, multipliée pour
tous les lieux, par la presse.
Mais c'est là même la difficulté, direz-vous? Je le
sais. Comment chasser l'ennemi de ce sommet pour
nous y établir nous-mêmes? Il nous faut donc regar-
der en face, fermement et attentivement, l'ensem-
ble et le détail de la difficulté et chercher s'il n'y a
pas quelque moyen, quelque chemin encore
inexploré, pour parvenir à ce sommet et y dominer
tout.
IV
Il y a plus de trente ans qu'un homme d'un
grand sens, et qui certes n'était poussé par aucun
fanatisme religieux, disait : « Le clergé catholique
« pourrait, s'il le voulait, prendre le sceptre de la
« science qui est par terre. Je ne lui demande pour
« cela que dix années d'efforts. » Ce mot est en-
core plus vrai que ne le pensait son auteur, et Dieu
même en prépare l'accomplissement. Dieu, dis-je,
prépare, au fond de l'esprit moderne une science
d'ensemble, dominée par la croix, Dieu prépare la
réalisation littérale et textuelle du mot de la sainte
Ecriture : « Les lèvres du prêtre seront les déposi-
« taires de la science. » Expliquons-nous.
Je parle de la science. Non pas des sciences par-
tielles, mais de la science.
La science est la connaissance de ce qui est. Or,
qu'est-ce qui est?
DES CHRÉTIENS AU XIX* SIÈCLE 137
« Il y a trois mondes, dit Pascal : le inonde des
« corps, le monde des esprits et le monde de la cha-
« rite, qui est surnaturel. » Aristote avait dit la
même chose ea des termes fort peu différents : « Il
« y a, dit-il, trois essences, deux naturelles, une
« immuable. » Il est évident qu'il y a ces trois
mondes et point d'autres. Il y a les corps et les
esprits créés, et puis il y a Dieu. Connaître ces trois
mondes et leur rapport autant qu'il peut être donné
à l'homme sur cette terre, c'est la sdence.
S'il en est ainsi, la science proprement dite n'a
jamais été possible que de nos jours, et elle n'est
devenue possible que par le christianisme. L'anti-
quité ne connaissait ni le monde d'en haut, ni le
monde d'en bas. Elle ne connaissait pas le monde des
corps, c'est un fait. Elle ne connaissait pas le monde
d'en haut, parce qu'on ne peut le connaître solide-
ment que par la foi et la révélation. L'antiquité ne
connaissait donc que l'esprit de l'honune, et bien
imparfaitement, puisqu'on ne peut connaître suffi-
samment l'un des mondes que par sa comparaison
aux deux autres.
Le christianisme, la foi, la croix de Jésus-Christ
sont venus révéler le monde d'en haut et ses mys-
tères. Les Pères de l'Eglise et le moyen âge étaient
donc en possession de deux mondes, le monde d'en
haut, obscurément révélé par la foi, et le monde de
l'esprit créé, illuminé par cette révélation d'où est
sortie une science théologique et philosophique su-
périeure, sans nulle comparaison, à la science des
anciens. Mais notre moyen âge lui-même ne pouvait
pas encore essayer heureusement l'encyclopédie vé-
ritable, ni le commencement de la science propre-
338 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
ment dite; l'un des trois mondes lui manquait : le
monde visible lui était inconnu à peu près autant
qu'aux anciens. Mais, le temps venu, Dieu veut
donner au peuple chrétien la science de ce troisième
monde ; il inspire, il pousse l'esprit humain à con-
naître enfin la nature. Il suscite des esprits pleins
de force et d'élan, remplis de l'enthousiasme de la
vérité : Copernic, Galilée, Kepler, Pascal, Des-
cartes, Leibniz, qui furent les créateurs de tout le
mouvement scientifique moderne, et qui firent entrer
dans le monde la science de la nature visible. « Sei-
« gtieur, dit Kepler, vous avez attendu six mille ans
« im contemplateur de vos œuvres. Soyez béni. J'ai
« dérobé les vases des Egfyptiens ; j'en veux faire
« un tabernacle à mon Dieu. »
Ce tabernacle, conséquence des découvertes de
Kepler, n'est achevé que de nos jours. Depuis peu,
l'homme possède un certain ensemble de la g^rande
science de la nature, non pas complet, mais suffi-
sant pour commencer.
Aujourd'hui donc, pour la première fois, nous
avons sous les yeux les trois mondes : le monde
d'en haut révélé par l'Incarnation, donnée obscure,
mais déjà profondément étudiée par le travail théo-
logique de dix-huit siècles, travail immense, incom-
parable, dont le monde du dehors ne se doute pas.
Nous avons sous les yeux le monde des corps, dont
la science marche de conquête en conquête depuis
trois siècles ; et nous avons la science de l'esprit
humain enrichie de l'expérience de tous les siècles
tant anciens que modernes.
Dcmc la science d'ensemble, la science propre-
ment dite, l'encyclopédie véritable peut commencer.
DES CHRÉTIENS AU XIX" SiÈCLE I39
On peut maintenant comparer la théologie, la phi-
losophie et les sciences. On peut comparer les trois
mondes. « Attendez, disait M. de Maistre il y a qua-
K rante ans, attendez que l'affinité naturelle de la
« science et de la religion les réunisse! »
Mais qui peut faire cette réunion et cette compa-
raison?
Je dis qu'elle n'est possible que par la vertu de la
croix : c'est là, chrétiens, votre triomphe. Qu'ont
donc produit jusqu'à présent nos adversaires? J'en-
tends par là ceux qui veulent renverser la croix,
ceux qui veulent rejeter de la vie et de l'esprit hu-
main la pratique et l'idée du sacrifice. Qu'ont-ils
produit?
Vous entendez dire quelquefois qu'Us ont produit
le mouvement scientifique moderne. Mais quoi! c'est
le dix-septième siècle qui a tout fait et tout créé ;
depuis, l'on a perfectionné. Mais tous les inventeurs
étaient dirétiens. Ces sciences sont donc à nous par
leurs inventeurs : les peuples chrétiens seuls étaient
capables de les créer. Elles ont été créées, non par
révélation assurément, ni par voie de conséquence
théologique, mais par l'effort de l'esprit humain,
béni de Dieu, pénétré par la sève chrétienne, par
les prières des saints, par la lumière des contempla-
tifs, par l'élan des mystiques, par la philosophie
profonde des grands théologiens. Oui, ces forces,
ces lumières, ces grâces et ces bénédictions, par la
vertu du sacrifice et de la croix, ont soulevé l'esprit
humain vers un plus grand amour du vrai et de plus
grands élans.
Ces sciences donc, par leurs inventeurs, sont à
nous. Les continuateurs ont pu être oc qu'on vou-
140 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
dra, bons ou mauvais ; il n'importe. En elles-
mêmes, d'ailleurs, toutes ces sciences, astronomie,
mathématiques, physique, sont évidemment neu-
tres. Elles sont au premier occupant, à celui qui
saura s'en servir, et les faire entrer, toutes péné-
trées de lumière et de philosophie, dans l'unité de
rencyclopédie véritable.
Or, nos ennemis le peuvent-ils? Je demande en-
core une fois, pour juger leurs forces, ce que jus-
qu'à présent ils ont produit, outre les ruines. Met-
tons à part ces ruines, qu'ont-ils dit, affirmé, dé-
montré? qu'ont-ils construit? Je ne trouve absolu-
ment rien.
Ils ne peuvent nommer que deux choses : la phi-
losophie du dix-huitième siècle et la philosophie du
dix-neuvième siècle, c'est-à-dire un éclat de rire,
suivi d'un acte de folie.
La philosophie du dix-huitième siècle est un éclat
de rire contre toute religion et toute philosophie.
Ils ont dit : « Entre Platon et Locke, il n'y a rien
« en philosophie; » c'est avouer qu'ils ne savaient
plus même ce que veut dire philosophie. Pour eux,
saint Augustin, saint Thomas et saint Anselme,
tous les Pères grecs et tous les scolastiques, tous
les mystiques, tout le dix-septième siècle, Des-
cartes, Pascal, Bossuet et Fénelon, Malebrarche et
Leibniz, n'étaient rien en philosophie. Ils ont dit :
« Nous avons quatre métaphysiciens : Descartes,
« Malebranche, Leibniz et Locke ; ce dernier seul
« n'était pas mathématicien, et de combien n'était-
« il pas supérieur aux trois autres? 3) Ce qui veut
dire simplement que le dix-huitième siècle avait
perdu le sens philosophique,, et qu'à ma connais-
DES CHRÉTIENS AU XIX* SIÈCLE 141
sance, aucun siècle, depuis Platon, n'a été philoso-
phiquement aussi nul. C'est une éclipse philoso-
phique absolue. A partir de la plus vive lumière
théologique, philosophique et scientifique, ils sont
tombés en un instant dans les ténèbres.
Que ne puis-je exprimer ce que je vois! Vous qui
savez et qui pensez, je vous le demande, méditez
ceci. Je vois au milieu du dix-huitième siècle, par
suite du règfne de la débauche, une négation subite
du christianisme, et le propos délibéré d'écraser
Jésus-Christ et la croix. Je vois, au même instant,
les ténèbres envahir ce siècle, comme au calvaire, à
la mort du Christ, et toute lumière immédiatement
retirée aux esprits ennemis de Dieu. J'insiste. Je
vois le religieux dix-septième siècle en possession
de la lumière des trois mondes, lumière théologique
révélée, lumière expérimentale et scientifique du
monde des corps, puis une troisième lumière pro-
prement pihlosophique, résultant des deux autres,
par l'élan du génie et la force profonde de la foi. Le
scepticisme impie rejette la lumière révélée du
monde divin : à l'instant même la lumière do la phi-
losophie lui est ôtée. Il cesse de pouvoir compren-
dre, et même d'ai>ercevoir toute la philosophie du
monde moderne. Non seulement il perd la lumière
d'en haut et ses effets sur la philosophie proprement
dite, mais il perd la meilleure moitié de la lumière
d'en bas. Il tombe absolument au-dessous de Platon
et au niveau de Démocrite dans les atomes
et dans le vide. L'élan naturel qui, de la
vue du monde physique, s'élance vers les idées,
et prend son vol vers Dieu, lui devient im-
potsible. Leur esprit a perdu ses ailes, leur raison
142 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
son élan, c'est-à^ire, 6 prodige! que le plus noble
et le plus efficace des mouvements de la raison,
celui qui s'élève, qui découvre, qui a des ailes et qui
est, comme nous l'avons souvent dit, le calque lo-
gique du sacrifice, — ce que Platon avait dit avant
nous, — ce mouvement s'arrête en eux. Leur esprit,
qu» niait la croix, a été, comme par miracle et châ-
timent, paralysé en un instant dans ses deux ailes!
O amis! si l'on voyait les choses spirituelles comme
on voit le monde extérieur, le seul spectacle de ce
châtiment intellectuel des impies ramènerait le
monde au christianisme.
Ce n'est pas tout. La chute devait être encore
plus profonde, le châtiment plus étonnant. Si vous
saviez ce qu'est la sophistique contemporaine et la
folie panthéistique, qui se nonrune la folie nouvelle,
vous verriez l'esprit des impies qui au dix-huitième
siècle, marchait du moins sur terre, mais privé
d'ailes et dans les ténèbres, vous le verriez faire de
nos jours un incroyable effort pour descendre sous
terre et prendre, de haut en bas, je ne sais quel vol
lugubre et singulier, comme pour chercher des lu-
mièrs souterraines dans les abîmes.
Leurs pères avaient perdu la force de leurs ailes,
mais avaient conservé la marche. Ceux-ci n'ont plus
ni vol ni marche, ils n'ont plus qu'un seul mouve-
ment, la chute.
Ils ont voulu se donner un élan, mais c'était un
élan retourné.
Ils se sont fait des ailes, mais des ailes plus
lourdes que l'homme, plus lourdes que la terre, qui
précipitent au lieu d'élever.
Regardez bien, Messieurs, et vous verrez dans
DES CHRÉTIENS AU XIX" SIÈCLE I43
ces images le caractère précis du sophisme contem-
porain. Leur volonté a dénaturé les deux mouve
ments de la raison ; ils nient les deux principes de
la pensée : celui qui marche dans l'identité des dé-
ductions ; celui qui monte d'un libre élan sous l'in-
faillible attrait de la souveraine vérité. Ils détrui-
sent le premier en affirmant audacieusement l'iden-^
tité des contraires, ce qui est le propre caractère el
l'aveu naïf de l'absurde. Ils détruisent le second en
retournant sa direction, et prenant ainsi leur élan
vers les ténèbres librement choisies. Ce qu'ils dé-
couvrent dans cet élan, le voici : c'est que la vérité
est nulle, que l'Etre n'est pas, que le Néant est
identique à l'Etre. Voilà, ô frères, les deux philoso-
phies qui remplacent la philosophie chrétienne du
monde moderne. La première avait répudié la lu-
mière révélée et perdu la lumière philosophique,
mais s'attachait à la lumière du monde des corps et
continuait avec effort la science de la nature, créée
par les chrétiens. Les autres ont tout perdu, à ce
point qu'ils rejettent la science du monde des corpw^
comme notant pas philosophique, qu'ils méprisent
la nature comme étant un obstacle à l'idée, et qu'ils
ont affirmé ceci : « Quand la nature n'est pas d'ac-
« cord avec notre philosophie, c'est que la nature
« s'est trompée! »
Voilà, chrétiens, nos adversaires. Nous n'avons
d'autres adversaires que ces deux sectes. Qui-
conque repousse le panthéisme contemporain, qui-
conque s'élève plus haut que le rire voltairien, oelui-
la n'est point contre nous. Or, qui n'est pas contre
nous est pour nous, selon la parole du Sauveur.
Nos adversaires dans l'ordre de la vérité, de îa
144
DISCOURS SUR LB DEVOIR INTELLECTUEL
science, de l'affirmation, sont donc absolument et
radicalement impuissants. Ils peuvent nier, détruire^
diviser et se diviser ; mais se réunir pour construire,
pour édifier, pour affirmer, ils ne le peuvent. S'ils
l'essayent, conime le panthéisme contemporain, ils
produisent des monstres, qui sont une démonstra-
tion par l'absurde de leur incurable stérilité.
Il reste donc, mes frères, que les chrétiens, au
nom de Jésus-Christ crucifié, s'emparent des trois
lumières : lumière divine et révélée du monde d'en
haut, lumière purement naturelle du monde des
corps, et lumière à la fois divine et humaine de la
sagesse chrétienne, de la philosophie du monde
nouveau. Il reste qu'éclairés par la croix, les mi-
nistres de Dieu rassemblent en un seul faisceau !e»
trois lumières, et qu'ils élèvent ce phare incompa-
rable sur le trône de la force moderne, qui s'appelle
la parole publique, fixée pour tous les temps, multi-
pliée pour tous les lieux.
Mais précisons. Comment la croix peut-elle de-
venir et la lumière et l'instrument de ce triomphe
intellectuel de l'esprit nouveau, maintenant opprimé
par l'esprit païen qui domine? Le voici.
Il existe une étrange et vigoureuse peinture re-
présentant le Calvaire sous la miraculeuse obscurité.
Tout est noir, sauf la croix qui attire un rayon du
ciel qu'elle réfléchit sur toute la scène. Tout point
qui touche cette ligne lumineuse de la croix devient
fécond à l'instant même, et des morts ressuscites
sortent de terre.
DES CHRÉTIENS AU XIX' SIÈCLE I45
De même la croix, je veux dire la doctrine du sa-
crifice, la pratique et l'idée et les applications
intellectuelles du sacrifice, la croix, dis-je, fait des-
cendre la lumière du ciel, la répand sur la terre,
ressuscite et relève vers le ciel l'esprit humain, si
mort qu'il soit, lui rend tous ses mouvements et
toutes ses forces, et la vie, et la marche, et l'élan.
Elle réunit dans une lumière unique, à la fois divine
et humaine, les trois mondes que l'homme veut
connaître.
En effet, le inonde d'en haut est donné par la
foi. Mais la donnée de la foi est obscure. La foi
n'est pas la science. Il faut traduire en philosophie
la simplicité de la foi, et faire germer en sagesse
lumineuse ses données implicites. Ceci est un autre
don du Saint-Esprit, dit la théologie : ceci s'opère
par ce que l'on appelle les vertus intellectuelles ins-
pirées, vertus données de Dieu, et sans lesquelles
la foi, pour notre esprit, n'est qu'un talent à faire
valoir ; mais vertus auxquelles l'homme travaiïïe,
et dont il ne se rend capable qu'en saisissant la
croix et en s'y attachant. Il n'y a de lumière divine
que pour l'intelligence sacrifiée, qui sort de soi
pour s'élancer dans l'infini de Dieu. Les anciens
eux-mêmes l'avaient vu, Platon l'a dit : « Philoso-
pher, c'est apprendre à mourir. » Et ailleurs : « La
« sagesse n'est donnée qu'aux morts. » Et, en
effet, l'attache aux phénomènes, sans libre élan vers
les idées, est le mal des esprits terrestres non sacri-
fiés. Ces esprits ressemblent aux cœurs non sacri-
fiés, qui aiment la terre, le plaisir et les sensations :
ces cœurs n'ont pas d'idées ; ils n'ont pas même la
LRS SOVKCES 10
146 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
Et les esprits eux-mêmes, si grands qu'ils soient,
lorsqu'ils sont liés à des cœurs non sacrifiés, per-
dent l'élan philosophique. Il faut abstraire, couper
et retrancher, dépasser l'accident et les formes par-
ticulières pour arriver au vrai. C'est-à-dire qu'il
faut sacrifier pour pratiquer le bien. Le sacrifice est
la grande loi logique, comme il est la grande loi
morale. Et je n'appelle point sacrifice ce que Bos-
suet nommait si bien : l'anéantissement pervers des
faux mystiques. Ceci est le procédé des sophistes,
qui anéantissent l'Etre par la pensée, et le font iden-
tique au néant. Mais j'appelle sacrifice l'imitation
du saint et salutaire sacrifice de la croix, où
l'homme meurt, pour renaître glorieux; où l'on
meurt au temps pour revivre à l'éternité, à l'égoïsme
pour revivre à l'amour. En un mot, j'appelle sacri-
fice non pas ce qui anéantit, mais ce qui multiplie
et glorifie. Et ce divin passage, ce très sainl et
divin sacrifice, est le procédé nécessaire de la vie,
pour notre cœur, notre esprit, notre corps, pour
notre progrès dans le temps, et notre salut dans le
monde à venir. Jésus-Christ, par sa croix, a ino-
culé sur la terre ce divin procédé de progrès, d'ac-
croissement, de régénération et de résurrection.
Les hommes, les peuples, les esprits et les cœurs
qu' s'y donnent, y trouvent la voie, la vérité, la vie.
La croix donc, éclairant nos travaiux, peut seule
relier les trois mondes dans sa lumière, et nous
donner le commencement de cette science d'ensem-
ble, qui ravira et entraînera l'esprit vers Dieu. Sans
la croix, la base terrestre de la science ne s'élèvera
jamais plus haut que la terre : l'œil contemplera la
terre, mais sans y voir le reflet du ciel. « Nui ne
DES CHRÉTIENS AU XIX* SIÈCLE I47
« peut monter au ciel, dit le Sauveur dans l'Evan-
« gile que celui qui en est descendu... Mais quand
« j'aurai été élevé de la terre (par la croix), j'atti-
« rerai tout à moi. » Cela veut dire qu'aucun effort
humain ne pouvait découvrir les divines données de
la foi, c'est-à-dire la lumière du ciel. Mais la lu-
mière du ciel, une fois répandue sur la terre par
Jésus-Christ, qui est cette lumière même, peut re-
monter et attirer jusqu'au ciel la terre même. Et si
îa volonté de Dieu doit régner en la terre comme
au ciel, sa lumière peut aussi briller sur la terre
comme au ciel. Le chrétien, dans la science de la
croix, peut comparer la terre avec le ciel. Il peut
comparer l'ensemble des données terrestres, fruits
de la science moderne, et l'ensemble des données
célestes, apportées par le Révélateur, méditées, dé-
veloppées par l'Eglise catholique depuis des siè-
cles. La sève terrestre, nécessaire à toute science
humaine, peut, par l'arbre de la croix, dont les
racines pénètrent jusqu'au centre du globe, remon-
ter jusqu'au ciel pour s'unir à son air vital, et l'air
vital, bu par la science terrestre, dans les branches
de la croix, redescend jusqu'au centre du globe,
pour y porter la vie d'en haut.
VI
La croix, outre ce qu'elle est d'ailleurs, est donc
le véritable, le seul instrument de la science.
Les ministres de Dieu, ou les hommes sacrifiés à
Dieu, seront ses ouvriers. Les autres les aident et
taillent les pierres. Eux seuls connaissent le plan,
l'ensemble, la loi, la vie du tout, et ont la force qui
148 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
élève et rapproche les fragments du vrai. Eux seuls
peuvent, par le sacrifice, acquérir quelque science
expérimentale des choses d'en haut, et traduire en
lumière humaine les données obscures de la foi ;
eux seuls peuvent écouter Dieu dans la limpidité de
la vie pure, le silence de l'humilité, le calme de la
pauvreté. Eux seuls devenus humbles par la croix
et sacrifiés dans l'étroite personnalité de l'esprit
individuel, peuvent travailler plusieurs en un. Nos
adversaires ne peuvent se réunir, si ce n'est en tu-
multe et pour détruire ; nous seuls, par l'amour in-
tellectuel des esprits sacrifiés, pouvons nous réunir
en ordre pour édifier. Nous seuls donc pouvons,
par le nombre et l'union, l'effort suivi, la prière
pénétrante et la bénédiction de Dieu, parcourir et
connaître le monde immense des sciences contempo-
raines, parcourir et connaître le monde presque
indéfini de l'histoire et de la science sociale, par-
courir et connaître le monde plus immense encore
de la théologie et de la foi ; puis rapprocher les
mondes, les comparer, en faire, non pas la confu-
sion et le mélange, mais la mutuelle pénétration
dans la lumière, et dans la lumière de la croix, de
manière à rapporter toute la nature à l'homme,
tout l'homme à Jésus-Christ, à l'Homme-Dieu cru-
cifié et ressuscité et a montant comme il l'a dit lui-
« même, vers son Père et notre Père, vers son Dieu
« et notre Dieu. »
Messieurs, toutes ces paroles seront peut-être
énigmatiques pour plusieurs d'entre vous ; elles
seront certainement moins obscures pour ceux qui
ont longtemps médité l'Evangile. Quoi qu'il en soit,
vous comprenez tous que le travail des ministres de
DES CHRÉTIENS AU XIX* SIÈCLE 149
Dieu, des chrétiens dévoués, unis par l'amour de la
foi et travaillant dans la saine lumière de la phi-
losophie chrétienne sur les admirables données de la
foi, de l'hTstoîre, des sciences, de la nature et de la
société, peut produire en ce siècle un mouvement
d'ensemble que les siècles passés étaient impuis-
sants à produire ; un mouvement d'ensemble que
l'esprit païen, esprit de division et d'incrédulité,
dénué de philosophie véritable, livré au rêve du
scepticisme, ou bien à la folie du panthéisme, ne
saurait pas même entreprendre.
Voilà, Messieurs, notre irrésistible puissance
dans notre lutte contre les forces du mal.
Nous tenons dans nos mains le principe, la pos-
sibilité d'une lumière catholique, universelle, à la
fois divine et humaine, que l'adversaire n'a pas et
ne saurait avoir. De plus, il y a une force publique,
universelle aussi, qui est le gouvernail du monde, et
qui est la parole fixée et multipliée par la presse.
Nous pouvons nous en emparer le jour même où
nous marcherons avec ensemble dans la voie de
cette science. Car si l'adversaire a pou»- lui le nom-
bre, l'intensité des voix, et la clarté superficielle,
et î 'entraînement du rire et la ligue des passions ;
BCPis, noas avons pour nous la vérité, Dieu même
et h fond des âmes. Nous n'avons plus seulement
la vérité énoncée en langue inconnue, mais bien la
vérité traduite, selon la pensée de saint Paul, la
vérité scientifiquement et philosophiquement offerte
à tout esprit qui pense, en même temps qu'ensei-
gnèpi à tous, populairement et par divine autorité.
Nous avons en outre pour nous bien plus de la
moitié du camp des adversaires ; car le nombre de»
150 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
esprits séduits, dans leur sincère amour du vrai,
par la demi-lueur des vérités partielles, frauduleu-
sement tournées contre la vérité, est bien plus grand
que celui des méchants, qui, par perversité d'ins-
tinct, orientent la foule vers l'erreur. Qu'un rayon
parte de la croix, les méchants seront terrassés, et
tous leurs auxiliaires séduits seront pour nous, et
la croix deviendra le sceptre des chefs intellectuels,
comme elle est devenue le sceptre de Constantin. La
croix brillera dans le ciel de l'intelligence, comme
Constantin la vit briller dans le ciel des batailles.
La croix aura son second triomphe et son second
avènement dans le monde des esprits créés, avant
le dernier avènement où elle brillera dans tous les
cieux et dans le ciel des cieux pour le dernier juge-
ment.
O sainte et bienheureuse fécondité de cette
seconde époqie du triomphe temporel de la croix,
n'est-ce pas vous que Bossuet voyait quand il di-
sait : « Heureux les yeux qui verront l'Occident et
« l'Orient se réunir pour faire les beaux jours de
« l'Eglise! M N'est-ce pas vous que Fénelon rêvait
toujours? N'est-ce pas vous dont Leibniz disait :
« Le temps vient où les hommes se mettront plus
« à la raison qu'ils n'ont fait jusqu'ici »? N'est-ce
pas vous que Joseph de Maistre nommait : « les
« admirables reconstructions que Dieu prépare »?
vous que sainte Hildegarde voyait quand elle parlait
du siècle d'admirable vigueur des ministres de Dieu,
siècle de vraie lumière, où les deux mondes, l'esprit
et le corps, seront confondus dans une même
a-cieace? vous dont un intelligent historien a dit :
« Il se prépare une nouvelle apologie du christia*
ï
DES CHRÉTIENS AU XIX» SIÈCLE I51
« nisme, qui réunira les chrétiens, qui entraînera
« l'incrédulité même (i); » vous dont un philosophe
a dit : « C'est l'époque où le panthéisme sera dé-
« truit, où l'arbre de la science s'élèvera sur les
« racines de la révélation : renaissance qui sera
« pour le monde la plus g'rande des époques! »
N'est-ce pas vous qui faites enfin l'espérance du
vicaire actuel de Jésus, l'homme de la croix, qui
au pied de la croix avec la Vierge immaculée sa
mère, prophétise toutes les fois qu'il parle, quelque
grand triomphe de la croix I
VII
Or, en présence de ces vérités, Messieurs, quels
sont nos devoirs, à nous qui vous parlons, à vous,
nos auditeurs ou nos amis? N'est-ce pas, comme
nous l'avons dit en commençant, de pratiquer tout
l'Evangile, avec un cœur nouveau ; puis de donner
notre vie et nos forces à la propagation de l'Evan-
gile, au triomphe de la croix?
Et nous d'abord qui vous parlons, qu'avcns-nous
entrepris? Qu'est-ce que l'Oratoire?
L'Oratoire est un lieu de prière, d'étude dans la
prière et de propagation évangélique par la parole
et par la plume.
Laissez-moi vous parler un peu, Messieurs et
frères, de cet Oratoire, de ce faible germe
qui cherche à vivre, que vous semblez aimer,
et bénir de votre présence et de votre prière. Je
vous en parlerai fort librement, à cœur ouvert,
comme de l'œuvre d 'autrui ; car il semble que c'est
(j) llancke, Fin de l'hlstolrt de la papauté, l" édition.
152 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
une œuvre que Dieu opère, et que noiis regardons
du dehors comme vous. Si jamais j'ai dû com-
prendre cette parole de saint Paul : « Nous, nous
« sommes créés en Jésus-Christ pour les bonnes
« œuvres que Dieu prépare, pour que nous mar-
« chions à sa suite, » c'est bien en présence du
spectacle de cette petite œuvre naissante. Dieu a
tout préparé, et quelques hommes ont suivi timide-
ment, imparfaitement, de loin. Il a voulu en bien
des circonstances paraître clairement à nos yeux,
agir lui-même pour tout conduire, tout commencer.
Et d'abord, Il prépare notre idée, nous l'avons vu,
depuis un demi-siècle, et l'inspire à tous les pen-
seurs chrétiens, aux prêtres, aux religieux, que les
besoins urgents du sacerdoce n'emportent pas tout
entiers dans l'action. Quant à nous, qui sommes un
très petit groupe dans l'ensemble, Lui qui s'occupe
des détails comme du tout, et des moindres choses
comme des grandes, Lui, dis-je, s'est occupé de
nous aussi. Dieu prépare depuis bientôt trente ans,
vingt ans, dix ans, les divers membres de ce
groupe à s'unir pour travailler à la grande idée de
ce siècle. Dieu a voulu l'existence de ce petit cen-
tre, de ce petit sanctuaire d'étude et de prière uni-
quement fondé sur cette pensée, livré à cette idée
de la Croix du Sauveur, comme centre et source de
lumière.
C'est donc l'œuvre de Dieu, je ne saurais le
mettre en doute. Seulement nous pouvons laisser
périr l'œuvre de Dieu par notre orgueil, notre lâ-
cheté, notre inintelligence, notre incapacité ; ce qui
arriverait évidememnt, par le fait même, si nous
avions le malheur d'épuiser la première sève de
DES CHRÉTIENS AU XIX* SIÈ3LK 1 53
l'Oratoire naissant en quelque œuvre particulière et
secondaire ; si nous n'appliquions pas toutes nos
pensées à cette science de la croix, qui est la propre
science du Prêtre : lahia enim sacerdotis custodient
scientiam ; si enfin nous ne savions pas concentrer
toujours nos forces vives dans l'essence même de
l'Oratoire, qui n'est autre que l'essencse même du
sacerdoce, la Prière et la Prédication de l'Evangile.
Nos autem orationi et tninisterio Verbi instantes
erimus. Retenez bien, Messieurs, cette restriction.
Mais, grâce à Dieu, cette œuvre est une plante que
le Père céleste a plantée. Voici donc ce que nous
pouvons dire du but intellectuel de notre œuvre ; je
dis le but intellectuel, car il s'agit de l'essence
même de l'Oratoire, tout est dans ce seul mot :
Nos autem orationi et ministerio Verbi instanies
erimus.
VIII
Travailler au triomphe intellectuel de la croix,
par l'ensemble des forces humaines bénies de Dieu,
et par cette science d'ensemble possible par la
croix seule ; prier, se recueillir p>our recevoir quel-
que lumière d'en haut, quelque bénédiction intellec-
tuelle, et quelque initiation dans la science de la
croix ; travailler dans la lumière évangélique toutes
les sciences, surtout les sciences morales, et leur
application à la vie des peuples et à la solution de la
grande crise que traverse le genre humain; se réunir
pour travailler plusieurs en un, afin de ramener à
l'unité toutes les branches de la science et toutes les
directions de la pensée ; s'attacher avec zèle et re«-
154 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
pect à la pureté, à la simplicité, à la clarté, et, sti
l'on peut, à la beauté et à la dignité de la parole,
afin de répandre partout la science chrétienne, fruit
de la foi, de la prière, du travail opiniâtre et de
l'union tel est le but.
Les moyens sont d'abord : la réunion de plu-
sieurs dans un lieu de prière et d'études, dans cet
Oratoire qui se compose de deux éléments : l'Ora-
toire proprement dit, et puis l'atelier de travail, ou.
si l'on veut, la chapelle et la bibliothèque. Il faut
être plusieurs ouvriers, posséder des forces diverses»
les uns l'histoire, le droit ; d'autres les lettres ou
la philosophie ; d'autres les sciences économiques
et politiques ; d'autres la physique et les mathéma-
tiques, l'astronomie et toutes les sciences du monde
dès corps : d'autres posséderont à fond la théologie,
qui, d'ailleurs, en tant que reine et directrice, doit,
aussi bien que la philosophie, être commune à tous,
du moins au degré suffisant.
Ces éléments donnés, il nous faut la ferme réso-
lution de travailler avec accord, avec ensemble,
avec prière et sacrifice perpétuel, sachant qu'on ne
peut rien qu'en Jésus-Christ à qui l'on ne s'unit
qu'en s'unissant au sacrifice. Puis il nous faut la
résolution de ne pas nous perdre dans la polémique,
mais de combattre l'ennemi par voie de supplanta-
tion. Il nous faut encore la résolution de voir dans
tout ennemi un frère possible, un auxiliaire pro-
bable si, sans le frapper du glaive, nous l'envelop-
pons de lumière.
Il nous faut la résolution de parier toujours, et
dans toute l'étendue de la science, une même lan-
gue, la langue du monde civilisé, en supprimant
DES CHRÉTIENS AU XIX* SIÈCLE 155
grec et les idiomes techniques des sciences particu-
lières.
Il nous faut la résolution d'écrire la vérité avec
notre âme entière, esprit et cœur, afin de s'adresser
à tous les sens, à toutes les facultés des hommes,
afin de les atteindre tous, et ceux qui savent penser
et ceux qui savent sentir, ceux qui pensent par
images et ceux qui pensent par raisonnement. Un
style complet est celui qui atteint toutes les âmes et
toutes les facultés des âmes! Or, si l'on aime, si
l'on sait, si l'on prie, si l'on admire, si l'on tra-
vaille longtemps, si l'on sacrifie les mille bizarres
particularités du lieu et du moment, de la coterie et
du système, on peut avoir un style moins incom-
plet que le langage ordinaire des savants.
Mais il nous faut surtout bien choisir le côté par
lequel nous devons présenter au monde la grande
philosophie chrétienne. Il faut savoir quel est le
point qui, d'ici à un demi-siècle, doit être surtout
H^éveloppé. Ce point, ce n'est pas la métaphysique
ni la logique, c'est la morale, c'est la grande
science du devoir. C'est l'éternelle, universelle et
infaillible morale évangélique qu'il faut verser
comme un esprit vivant, et comme un feu sacré,
dans une science d'ensemble qui, unissant en elle
le droit, l'histoire, la politique, la législation et
l'économie politique, puisse se nommer la science
du devoir, du devoir d'homme à homme, de peuple
à peuple, de gouvernant à gouverné : science né-
cessaire pour terminer la crise où se débat le monde
contemporain au moment où il se transforme.
Cette science évidemment, qui est surtout celle
de la croix, est la première que nous aurons à tra-
156 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
vailier ensemble, nous chrétiens, et à établir dans
le monde, par le détail de ses applications.
C'est ainsi que nous renverserons sans l'attaquer
la vieille philosophie païenne qui prend pied parmi
nous depuis iifi siècle, sous forme de scepticisme,
et puis de '..-anthéisme. Nous la renverserons en y
substituant Je puissante et lumineuse philosophie
chrétienne, (jcvalairement enseignée par la presse à
toute r Europe, au monde entier. Nous en ferons
deux tradvivioas : l'une pour le monde lettré et
l'autre pour 'c peuple, et une autre encore de vive
voix.
Tel est notre devoir à nous qui vous parlons.
Voici maintenant non pas votre devoir, Messieurs,
mais la part que vous pouvez prendre vous-mêmes
à nos travaux, vous nos amis, nos auditeurs.
IX
Avant tout, vous pouvez, et vous le pouvez tous,
nous aider par votre prière. La prière est la plus
grande des forces. Priez Dieu de nous supporter,
de nous soutenir, quoique indignes ouvriers de son
œuvre. En second lieu, vous pouvez nous aider par
quelque coopération intellectuelle, soit en venant
travailler avec nous dans une union plus ou moins
intime, soit en travaillant loin de nous, mais dans
le même sens. Et cette oeuvre, en effet, est l'œuvre
de tous les chrétiens, des ministres de Dieu
d'abord, du clergé catholique tout entier, de vous
tous, si vous vous élevez, quoique laïques, au sacei^
doce du zèle, du dévouement et du travail pouf
Dieu. Dieu veuille susciter parmi vous des saint»
DES CHRÉTIENS AU XIX" SIÈLLE 157
d'abord, puis pour la propagation de la vraie
science, des génies chrétiens!
Enfin, Messieurs, quelques-uns d'entre vous,
peut-être, travailleront à l'œuvre commune, par cet
esprit de sacrifice qui fonde sur terre le corps des
œuvres de Dieu. Oui, je voudrais pouvoir vous
inspirer l'esprit de fondation.
Les œuvres de Dieu, les idées de l'Eglise du
Christ ont été, il y a un demi-siècle, en France,
entièrement dépouillées de leur corps. C'est ce
qu'on a opéré plus récemment, sous nos yeux, en
Espagne et puis en Piémont. C'est ce que le Pié-
mont exécute en ce moment même, magnifiquement,
en Italie. L'esprit païen craint en effet que l'esprit
de Dieu ne s'ir»carne. Mais Dieu bénit la foi de
ceux qui travaillent à réparer ces ruines, et qui
donnent aux divines idées un asile et un corps.
Je connais un chrétien vénérable qui m'honore de
son amitié, et qui vient de fonder dans sa patrie,
— car il n'est point notre compatriote, — une
œuvre immense. C'est une maison de vingt-cinq
missionnaires. Maison, chapelle, bibliothèque, exis-
tence k perpétuité de vingt-cinq ouvriers évangéli-
ques, ce noble chrétien a fondé le tout à lui seul.
Pourquoi d'autres chrétiens, aussi nobles de
cœur, et placés dans les mêmes circonstances, n'au-
raient-ils pas l'inspiration de fonder grandement
aussi le corps de la divine idée dont nous venons
de vous parler? L'Oratoire, autrefois, avait couvert
la France de ses bibliothèques. Ces livres dorment
maintenant dans ces catacombes de l'esprit que
l'on npypelle bibliothèques publiques : aucun œil ne
les aperçoit, aucune main n'en secoue la poussière,
158 DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
et nous, nous avons à doubler nos efforts pour tra-
vailler sans livres, ou bien avec quelques débris que
le hasard nous met en mains (i).
L'Oratoire avait couvert la France de ses mai-
sons et de ses églises. Aujourd'hui, nous avons
cette salle pour chapelle (2). Sans doute nous bénis-
sons cet humble commencement. Cette pauvreté,
c'est notre crèche ; et cette crèche portera bonheur
à la divine idée. Mais le temps vient où nous devons
nous livrer au travail avec plus de force et d'en-
semble, et il nous faut, comme à saint Joseph, l'ate-
lier de travail et les instruments de travail, pour
nourrir le divin enfant.
Quelqu'un nous les donnera. Dieu enverra quel-
qu'un. Et si ce n'est un seul, les envoyés de Dieu
seront plusieurs.
C'est donc ainsi. Messieurs, qu'aujourd'hui, ou
bientôt, ou par la suite, quand Dieu voudra, vous
pourrez nous aider : et cette œuvre peut devenir
pour vous, ou l'un de ces plaisirs, ou l'une de ces
affaires, dont je vous ai dit souvent : «. Il faut d'au-
tres plaisirs, d'autres affairesl »
Et maintenant, je rentre dans ce que j'ai appelé
si souvent notre devoir. Votre devoir n'est point
telle ou telle œuvre particulière. Votre devoir est
de pratiquer l'Evangile, c'est-à-dire de faire péni-
tence et de participer au sacrifice, parce que le
(1) Depuis que ce discours a été prononcé. l'Illustre et bl«n
regrettable Augustin Thierry nous a fait le très ^and hon-
neur de nous léguer sa bibliothèque.
(2) La chapelle de roratoli-e est construite aujourd'hui.
DES CHRÉTIENS AU XIX" SIÈCLE I59
règne de Dieu approche, et afin qu'il approche plus
vite. Votre devoir est de prendre la croix, de la
porter et de suivre Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le
temps où nous vivons demande d'autres chrétiens
que des chrétiens qui dorment. Il faut des combat-
tants, il faut des ouvriers. Tout chrétien doit être
ouvrier ou combattant ; car il faut défendre la
croix, il faut chasser l'esprit païen, l'esprit adver-
saire de la croix, du milieu de cette humanité nou-
velle fondée sur la lumière, la force et la vertu du
Christ. Pendant que nous dormons, l'ennemi mar-
che. J'entends par là l'esprit de retour au paga-
nisme par l'aboiltion du sacrifice, par la rechute
dans les sens et l'orgueil, par la rechute dans tout
ce qui sépare et divise, par la rechute dans l'antique
égoïsme, qui repullule avec fureur, dès que le sacri-
fice est aboli. O mes frèr««, ne laissez pas l'enva-
hisseur s'avancer plus loin. Prenez la croix. Levez
la tête, occupez-vous des intérêts de la justice et
de la vérité, et cessez de trouver dans ce qu'on
nomme le monde, dans ce monde banal et vieilli,
tous vos plaisirs, toutes vos affaires. Honte à celui
qui, parmi tant d'affaires, n'en a pas une qui soit
pour Dieul Honte à celui qui, dans ses mille plai-
sirs, n'en a pas ud qui vienne de Dieu. Le temps
approche, espérons-le, où l'homme qui vivra pour
lui seul, selon la fade et coupable routine du vieux
monde décrépit, ne sera plus un homme aux yeux
des siens, mais ua efféminé. Le temps vient où,
comme autrefois dans l'enthousiasme des croisades,
les femmes enverront à l'honume qui prétendra res-
ter dans ses plaisirs et son repos la quenouille de
fileuse pour 1* réveiller par la honte.
l6o DISCOURS SUR LE DEVOIR INTELLECTUEL
Le temps vient où, réveillés enfin par la honte ou
par le danger, les chrétiens retrouveront une science
et une pratique plus profonde de la croix ; y verront
le passage de cette vie qui meurt, à la vie éternelle;
et y verront de plus le passage de la vie terrestre
mauvaise, corrompue, corruptrice, toujours en dé-
cadence, à la vie généreuse, grandissante et fé-
conde qui fait marcher le monde vers la justice, qui
hâte le terme où la nouvelle humanité, fondée par
la croix du Sauveur, régnera sur la terre entière
pour la paix et le salut du plus grand nombre.
Ainsi soit-iU
€"^
LES SOURCES
(SECONDE PARTIB)
OU
LE PREMIER ET LE DERNIER LIVRE
DE LA
SCIENCE DU DEVOIR
*V^
LES SOUnCES
11
LES SOUÏRCES
(seconde partie)
PREMIER IiIVRE
PRÉPflt^RTlON
CHAPITRE PREMIER
JE VOUS ai autrefois proposé un plan d'étu-
des (i). Je voudrais aujourd'hui vous proposer
un plan de vie.
Ce plan de vie se résume en un mot, que j'ose
vous adresser au nom de Dieu : « Mon fils, sois
u boni »
Le plan est simple ; mais vous verrez qu'il est
aussi riche qu'il est simple.
Sans doute, il n'y a que les grands cœurs qui
savent ce qu'il y a de gloire à être bon. Mais pour-
quoi vous, qui que vous soyez, n'auriez-vous pas
(1) Lei Sourcei (i" partie).
164 LES SOURCES
déjà, ou n'oseriez- vous pas demander à Dieu, votre
Père tout-puissant, un grand cœur et de grandes
pensées?
Essayons. Voyons si vous saurez comprendre la
grandeur et la gloire de la bonté. Voyons si vous
voulez cette gloire.
Donc, je vous le demande, voulez-vous être bon?
Voulez-vous être l'homme de bonne volonté que
Dieu veut (i)?
Voulez-vous consacrer votre vie à la justice et à
la vérité? Voulez-vous vraiment accomplir la mis-
sion de l'homme sur la terre?
Voulez-vous être généreux, courageux, désinté-
ressé? Seriez-vous fier de devenir un serviteur des
hommes, un ouvrier de Dieu? Sauriez- vous suivre,
avec une clairvoyance imperturbable, avec une in-
domptable résolution, le but humain, l'œuvre de
Dieu?
Quels que soient votre état ou votre âge, votre ri-
chesse ou votre pauvreté, votre ignorance ou votre
science, vous pouvez, si vous avez un cœur vivant,
vous pouvez concevoir la royale et divine ambition
de mettre dans les destinées du monde votre poids
de justice et de bonté.
Laissez-moi vous faire part du perpétuel étonne
ment de ma vie.
Il m'est entièrement impossible de concevoir pour-
quoi parmi tant d'hommes qui coujvrent la face du
monde, il n'en est point qui ait l'idée de prendre
pour but réel et unique de sa vie, la justice (2).
II n'y a pas de but si étrange, si mesquin, si diffi-
(1) Et in terra pax hominlbus bonae voluntatis.
(S) No« %st oui faciat bonum, con Mt usQue ad uaum.
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE 165
cile, si dangereux, que ne poursuivent avec ardeur,
courage, sagacité, persévérance, des milliers
d'hommes. Beaucoup d'hommes se jouent de la vie;
quelques-uns même la jettent ; et personne n'a
l'idée de la poser comme une offrande et comme
une force donnée à la justice!
Je vois des âmes qui semblent d'ailleurs dans
l'ordre, dans la morale et la religion. Elles veulent
assurément ne pas vivre dans l'iniquité. Mais le
but n'est pas la justice. Elles ont un autre but cons-
tant, qui absorbe leurs pensées et leurs forces. Elles
n'aiment point par-^Jessus toutes choses Dieu, la
Justice, la Vérité.
Et je ne parle pas, en ce moment, de l'homme
attaché à la terre pour en tirer par son labeur, le
pain du jour. Je parle de cet homme de vingt ans
qui est né riche, qui est instruit, qui sait l'his-
toire, qui voit l'état du monde, et dont le cœur
n'est pas encore éteint. Il entre dans la vie. Que
va-t-il faire? Je ne sais. Mais à coup sûr voici ce
qu'il ne fera pas. Se tenant humblement et résolu-
ment devant Dieu et devant sa conscience, il n'aura
point la surprenante audace de dire ceci : « Je ne
« veux rien : je ne crains rien ; et n'ayant autre
« désir ni autre crainte, je donne ma vie à la jus-
te tice et à la vérité. »
Voilà, dis-je, ce qui me surprend. Quoi! personne
ne comprend ce que veulent dire ces mots : donner
sa vie à la justice et à la vérité! Quoi! votre esprit
n'aperçoit pas le réel et le plein de cette sublime
carrière! Et votre cœur ne conçoit pas cette im-
mense et simple ambition!
Eh bien! je vous adresse ce livre pour vous aider
l66 LES SOURCES
à concevoir cette ambition. Je vous aiderai, et vous
réveillerai peut-être, en vous disant comment Dieu
m'a donné l'idée de cette consécration. Vous, de
votre côté, aidez-moi, réveillez-moi ; demandez- moi
comment, ayant dans l'âme ces idées et ces germes,
je les ai enfouis presque tous et n'ai pas su pro-
duire leurs fruits.
II
Mais combien il sera difficile peut-être de me
faire entendre!
Nous sommes aujourd'hui, en Europe, cruelle-
ment divisés ; divisés par des ignorances incura-
bles et par d'inextricables malentendus.
Tout est nié, tout est affirmé, absolument nié ou
absolument affirmé. Les voix se choquent directe-
ment et s'éteignent l'une contre l'autre. Et déjà la
colère intervient, la foudre s'accumule ; le sombre
aveuglement de l'orage et de la colère nous enve-
loppe, et la lumière de la raison et la sérénité de la
justice sont étouffées.
Mais ne pourrions-nous donc nous entendre en
un point? Ne pourrions-nous pas, tous ensemble,
nous appuyer sur l'évident principe de l'éternelle
morale, de l'infaillible et universelle religion? Etre
bons les uns pour les autres, être justes les uns
pour les autres? Avoir pitié de l'immense multitude
qui souffre, et vouloir essuyer tant de larmes? Ne
serait-ce pas là le point incontesté? N'est-ce pas là
l'évidence morale et la vérité nécessaire? N'y au-
rait-il pas là une base inébranlable, un point de dé-
part simple, solide et accepté de tous?
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE 167
Je l'espère, voilà par où commencera le retour à
la paix, à l'union, à la force que donne l'union et
aux miracles que produit la force des hommes unis.
Oui, nous nous unirons dans une immense pitié
pour les souffrances du monde, et dans l'espoir et
dans la volonté de les guérir.
Oui, la vérité se démontrera de nouveau, pour
produire de nouveaux grands siècles. Elle se démon-
trera, non plus par des discours, mais bien par des
miracles. Les discours sont usés. Jésus démon-
trait sa doctrine en guérissant les hommes et en
multipliant les pains. La vérité réelle et incamée
veut, aujourd'hui encore, se démontrer en guérissant
les peuples et en multipliant la vie dans toute l'hu-
manité.
Il y a là uû nouveau principe d'héroïsme et d'en-
thousiasme que Dieu veut inspirer à notre siècle.
Ouvrons nos cœurs et nos esprits à cette inspira-
tion et à cette force.
N'est-IÎ pas temps de commencer les grands chan-
gements, les vraies révolutions, et d'imposer aux
nations elles-mêmes les lois de Dieu? Tu ne tueras
pasi Tu ne déroberas pas! Pourquoi ces lois, évi-
demment divines et nécessaires, n'atteignent-elles
que les hommes isolés, mais non pas les hommes
rassemblés? Pourquoi les peuples sont-ils ligués
contre les lois de Dieu? Comment un peuple dont
la législation condamne le misérable qui vole un
peu d'argent continue-r-il à s'organiser pour le pil-
lage du globe?
C'est en présence de ces questions que je vous
dis, à vous qui voulez être clairvoyant et courageux,
ces mots de Ta sainte Ecriture : « Prends de la
l68 LES SOURCES
force, et deviens un homme. » Pourquoi? Pour faire
triompher sur la terre les évidences morales qui
maintenant nous pressent. Deviens fort pour im-
poser au monde la raison et la loi de Dieu. Sois
homme pour oser dire : « Au nom de Dieu, il faut
« que le désordre cesse. Je le veux. J'y mettrai ma
« tête s'il le faut. »
Ohl pourquoi le courage moral et religieux existe-
t-il à peine? Est-ce la force de sacrifier sa vie qui
manque à l'homme? En aucune sorte. Parmi nous,
qui n'a pas cet atroce courage des batailles, tou-
jours prêt à marcher, sans hésiter, au-devant du fer
et du feu? Nul ne refuse de s'élancer contre la mort
la plus épouvantable. Nul ne recule. Les enfants y
vont comme les autres. T«»t homme que soutien-
nent une patrie et l'honneur sait mourir. O sublime
beauté du courage! Grandeur, noblesse et majesté
du genre humain! Voyez, par ce sublime côté, si
l'humanité n'est pas belle! Voyez si l'homme n'est
pas une force dont la grandeur est encore incon-
nue !
Que sera-ce donc quand cette force immense,
cette incalculable puissance du courage qui sacrifie
la vie, s'appliquera, non plus à l'extermination
guerrière, tradition du vieux monde païen, mais à
la protection de l'ordre et de la justice sur la terre,
et à la réunion des peuples sous l'unité de la loi de
Dieu?
Nous avons commencé à régner magnifiquement
sur la matière par la puissance des lois physiques
enfin connues et appliquées. Commençons mainte-
nant, par la puissance des lois morales éternelle-
ment connues, à régner sur nous-mêmes et sur le
LB PREMI2R LIVRE DE LA MORALE 169
g-enre humain. On peut, on doit faire triompher
dans l'ensemble la loi morale et la justice. On peut
s'entendre pour réprimer par toute la terre ceux qui
volent et tuent, hommes ou peuples. On peut mar-
cher vers l'union croissante des hommes et des na-
tions. Voilà le but. Voilà la terre promise! Heureux
ceux qui ne cessent d'y croire et d'y marcher!
C'est dans ce but et dans cette foi que je vous
dis : Sois bon! Prends de la force, et deviens
homme!
«4>
CHAPITRE II
I
MAIS pour comprendre ce plan de vie, et sur-
tout pour oser l'entreprendre, il y a une
première condition fondamentale qu'il faut
remplir.
Il y a un obstacle à vaincre. Il y a comme une
chaîne qu'il faut briser. .
Cette chaîne, c'est l'illusion universelle quî nous
attache à la vieille surface de ce monde tel qu'il est.
Cette chaîne, c'est l'amour de l'argent!
Mais, comme il est presque impossible de faire
entendre ceci à aucun homme, il faut que je vous
expose en détail par quelle voie et par quel bon-
heur il m'a été donné, dès ma jeunesse, de parve-
nir à comprendre ce point.
Ecoutez, je vous prie, cette histoire de l'heure
la meilleure de ma vie.
J'étais alors un écolier de dix-sept ans, qui venais
d'obtenir, en mon collège, beaucoup d'honneurs, et
en étais ravi de joie. Plein d'espérance, libre de
toute souffrance et de toute peine, et d'ailleurs très
ami du travail, j'étais heureux de vivre. Et c'est
pourquoi un soir, au lieu de m'endormir, — je vois
encore cette cellule du dortoir, — void que je me
mis à méditer sur mon bonheur.
I
B.!t PREMIER LIVRE DE LA MORALE 171
Or, cette rêverie fut, sous une forme très simple,
presque feanale, le plus grand événement de ma
vie. Je «"étais qu'un enfant. Une heure après,
j'étais un homme.
Je récapitulais mes succès récents, et j'en médi-
tais de plus grands pour l'année où j'entrais et pour
celle qui suivait.
Je croyais voir ces dernières années s'achever
dans un travail vigoureux et fécond. Je voyais
croître peu à peu les forces de mon esprit, je sen-
tais le talent venir.
Je sortais du collège et commençais, toujours dans
ma vision, — d'autres études qui préparaient ma car-
rière supposée. Dans ces études et cette carrière,
j'espérais parvenir aux succès les plus éclatants.
Cependant l'orgueil juvénile se mêlait aussi de
prudence et de raison. Je voyais cette énorme foule
de concurrents que la lutte acharnée des concours
m'apprenait à ne pas mépriser. Mais, ayant déjà
entrevu que le noyau des amis du travail diminue
vite à mesure qu'on avance dans la vie, je mettais
ma confiance dans un travail toujours plus éner-
gique, et j'arrivais ainsi aux premiers rangs. Puis,
loin de m'enfermer dans l'étroite enceinte d'une
carrière, je prétendais à toute la gloire que peuvent
donner les lettres. Ici venaient encore des travaux,
des succès, dont j'apercevais en esprit tous les dé-
tails, et dont je sentais toutes les joies.
La fortune venait par surcroît, solide, surabon-
dante, tout honorable, fruit du travail et de la
gloire.
Puis se déroulait un tableau d'une grande beauté.
Je voyais une splendide demeure, au milieu d'une
172 LBS SOURCES
splendide nature ; mon père et ma mère bien-aimés '
y vivaient près de moi.
Puis la grande lumière du tableau, l'âme de la
gloire, de la nature, de la fortune, l'être idéal, rêvé
depuis la première heure de l'adolescence, appa-
raissait dans la splendeur de sa beauté, dans la sur-
naturelle puissance de l'amour le plus pur, le plus
fort et le plus religieux qui fut jamais.
Tous ces tableaux vivaient devant mes yeux. Dieu
même, je crois, donnait en ce moment à mon esprit
une force créatrice. Je sentais et palpais la vie. Je
résumais des jours et des années en un instant.
J'en tenais la substance, j'en sentais les délices,
avec une force, une ivresse, une vivacité que la
réalité n'a point. Je vis ainsi se dérouler, jour par
jour, année par année, dans le plus bel ensemble et
les plus riches détails, une vie comblée de tous les
biens dont l'homme peut jouir sur la terre. Et la vie
avançait, toujours plus belle et plus remplie, à me-
sure que mes années se déroulaient et se comptaient.
Et, en effet, je comptais mes années. J'allais de
la jeunesse à la virilité, et puis à la maturité, et
ces années de la maturité s'accumulaient.
Tout à coup j'aperçus, avec une vive tristesse,
qu'à l'âge où je me voyais parvenu, mon père dé-
passait de bien loin les limites ordinaires de la vie.
Mon père mourait, et j'étais à son lit de mort.
Ma mère, ma mère presque adorée, survivait jus-
qu'à l'âge le plus avancé. Mais enfin, elle aussi
mourait. Abreuvé de douleur, je lui fermais le»
yeux.
Ma sœur et mes amis, peu à peu, suivaient la
voie commune et me quittaient.
LB PREMIER LIVRE DE LA MORALE 173
Mais voici qu'à son tour, la noble et belle com-
pagne de ma jeunesse, l'âme de ma vie, entrait
dans son hiver, recueillait ses rayons et se prépa-
rait au départ. Lui survivrais-je aussi? Oui, elle
aussi mourait. La voilà froide et morte sous mes
yeux.
Epouvanté et brisé de douleur, je serrais mes fils
dans mes bras. Ils étaient hommes depuis long-
temps. J'étais moi-même fort avancé dans la vieil-
lesse. Leur survivrais-je encore? Hélas! ma vie est
inépuisable! Je m'endurcis et je me dessèche sans
mourir. Comme le trône vidé d'un vieil arbre, je
dure par mon écorce, et je vois, en effet, mourir
mes fils.
Me voilà seul, sans branches ni rejetons, mais je
végète encore un peu. Enfin mon heure arrive, et
je suis sur mon lit de mort.
Oui, le moment viendra où je serai étendu sur un
lit, je m'y débattrai pour mourir, et je mourrai.
En ce point de mon rêve éveillé, Dieu, qui, vou-
lait me faire traverser en une heure toute la vie
et la mort, donnait de plus en plus à ma pensée la
puissance créatrice. Ce que je pensais s'opérait.
Je voyais intuitivement toutes ces choses. Je les
éprouvais toutes. Et tout était plus vif que la réa-
lité. Il m'est impossible de dire avec quelle vérité
je vis la mort. La mort me fut montrée, dévoilée
et donnée. Je ne pense pas qu'à mon dernier mo-
ment je doive la voir et la sentir, comme je l'ai
goûtée à c.'^te heure.
Tout est donc fini! m'écriai-je. Tout est anéanti!
Père, mère, soeur, amis, anéantis! Bien-aimée de
mon âme, compagne de ma vie heureuse, anéantiel
174 LBS SOURCES
Etres chéris, issus de mon sang et du sien, anéan-
tis! Moi-même je disparais. Plus de soleil! Plus de
monde! Plus d'hommes! Plus rien !
J'ai passé dans la vie un instant. Je vois encore
mes années d'enfance! Mon berceau, je le touche
de mon lit de mort. Certes, il n'y a pas loin de la
naissance à la mort la plus dififérée. C'est un seul
jour, ou plutôt c'est un rêve. Les antiques et ba-
nales assertions des moralistes sont la vérité pure.
Voilà la vie! Tous les hommes naissent et meu-
rent ainsi, depuis le commencement du monde jus-
qu'à la fin. Les générations se succèdent, passent
en courant et disparaissent.
Et je voyais, dans une lumière et sous des formes
que rien n'effacera de ma mémoire, je voyais les
innombrables multitudes, depuis le commencement
des siècles jusqu'à la fin, passer, passer comme des
troupeaux qui vont à la boucherie sans le savoir.
Et puis je les voyais couler comme les flots d'une
rivière qui approche d'une gratKÎe cataracte et d'un
abîme. Tous les flots y viennent à leur tour, ils
tombent, mais pour rester sous terre et ne plus
revoir le soleil.
Je voyais, dans ce fleuve, de petits flots surgir et
jaillir un instant, et, pendant la durée d'un clin
d'ceil, refléter un rayon de soleil, puis se ternir et
s'enfoncer. Ce flot, c'est moi. Ceux qui ont lui tout
à côté, ce sont les êtres que j'ai aimés. Mais tous
sont déjà sous la terre et dans l'ombre.
A cette vue, j'étais immobile et comme cloué par
rétonnement et la terreur.
Mais que signifie tout cela? m*écriai-je.
Pourquoi les hommes ne font-ils pas une ligue
LB PREMIER LIVRE DE LA MORALE 175
pour chercher avant tout l'explication de cette
affreuse énigme et pour transformer tout cela? Per-
sonne ne s'en inquiète! On passe sans s'informer de
rien. On vit comme les moucherons qui bourdon-
nent et qui dansent dans un rayon de soleil. A quoi
servent ces apparitions d'un instant, au milieu de
ce fleuve qui passe? Pourquoi passe-t-on? Pourquoi
est-on venu? A quoi bon tout ce qui existe?
J'étais désespéré pour moi, désespéré pour tous
les hommes. Je regardais toujours avec terreur
l'abominable et insoluble énigme.
Alors un inunense désespoir rassembla mes idées
et mes forces pour achever violemment quelque
issue et trouver quelque part une ressource et une
explication. Se peut-il que ce soit là tout? Se peut-il
que tout soit absurde, inutile et dénué de sens? Les
clioses ont-elles une raison d'être, et quelle est-elle?
Si ce que je vois n'est pas tout, où est le reste?
Et à quoi sert ce que je vois? Ne peut-on point
briser ce rêve?
Mais je n'apercevais aucune réponse à ces ques-
tions.
En ce temps-là je n'avais aucune religion. Je ne
croyais à rien, sinon peut-être à Dieu. J'avais pour
le catholicisme toute l'horreur et tout le dégoût
qu'ont pu jamais avoir ses ennemis les plus aveu-
gles.
Cependant je me suis mis à penser à Dieu. O
mon Dieu, m'écriai-je, m 'entendez- vous? — Point
de réponse. Le ciel est sourd et vide. — Et, tou-
jours plus désespéré, j'essayai un nouvel effort.
Bientôt, sous cet effort vraiment immense, tout
mon être éprouva comme une vigoureuse contrac-
176 LES SOURCES
tion, comme un reflux de la vie entière vers Icff
centre.
Il me sembla que j'entrais dans mon âme et que|
je pénétrais en moi à des profondeurs insondables,
que pour la première fois j'entrevoyais. Je crois voir
encore aujourd'hui ces étranges profondeurs. Ce
que je dis ici ne sont pas des paroles cherchées.
Vous devez le sentir. Ce sont des descriptions de
faits, qui sont encore et seront toujours sous mes
yeux ineffaçablement.
Tout à coup de l'insondable et mystérieux abîme
partit un cri perçant, redoublé, déchirant, capable,
à ce qui me semblait d'atteindre aux dernières li-
mites de l'univers, de pénétrer et d'ébranler tout ce
qui est. Il me semblait qu'en ce fond de mon âme,
un être très puissant, autre que moi, donnait à fie
grand cri de toute ma nature soulevée une irrésis-
tible énergie. « O Dieu! ô Dieu! criai-je, expliquez-
« moi l'énigme. Mon Dieu, je le promets et je le
« jure, faites-moi connaître la vérité; je lui consa-
« crerai ma vie. »
Aussitôt je compris que cet immense effort et ce
grand cri de l'homme entier n'avait pas été vain.
Je sentis qu'une réponse me viendrait ; mais je ne
voyais pas de quel côté.
Pourtant cela seul me calma. La vérité doit
exister. La vérité existe. Elle est belle, elle répond
à tout. Oui, je la chercherai, et je la connaîtrai et
lui oonsacr^-rai ma vie.
Alors je m'aperçus que j'étais encore au collège
dans ma cellule. Mais je n'étais plus un enfant.
Telle est la première partie de l'histoire.
Voici la seconde :
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE I77
_
Après le grand événement intime qui me fit pas-
ser en une heure de l'enfance à la virilité, je de-
meurai plus d'une année sans tirer de tout ce que
j'avais vu et senti aucune conclusion explicite.
Mais la direction morale de ma vie était changée.
Je n'avais plus aucune illusion, ni aucune espé-
rance, dans le sens ordinaire du mot. Tout ce qui,
la veille, me séduisait était anéanti. Tous les pa-
lais, tous les trésors, tous les honneurs du monde,
tout le pouvoir, toute la splendeur des rois, toute
la gloire des héros, toute celle des lettres, tout cela
me semblait puéril. On m'eût en ce moment pro-
posé un empire, que je l'eusse dédaigné. La vie
entière me paraissait si stérile et si vide que je pen-
sais parfois à la quitter. J'étais devenu très sérieux,
très critique et très fier. Tous les hommes me pa-
raissaient nuls et inintelligents. A mes yeux, la
raison n'était chez eux qu'en germe, mais point en
exercice. Par toute leur vie, leurs habitudes, leurs
mouvements moraux et intellectuels, je les voyais
assez peu différents des animaux.
Aujourd'hui, tout cela, sans doute, me semble en-
core vrai en partie ; noais je le sens tout autrement,
et d'ailleurs je sais autre chose.
Il serait trop long de vous dire comment je fus
ramené de la tristesse critique et de l'orgueil à
l'estime et à la poursuite de cet état d'amour et de
bonté, qui est l'état où notre Père met l'âme de
ceux qui veulent devenir ses enfants. Je ne vous
dirai point en ce moment comment je fus conduit à
ce que je sait être la lumière. Je me borne à l'his-
LES SOURCES 12
178 LBS SOURCES
toire de ce bienheureux commencement de mon édu-
cation par Dieu.
Quand j'eus compris que le monde et l'humanité
sont perfectibles ; que l'état animal du genre hu-
main peut et doit être transformé ; que la raison
doit cesser d'être en germe, et qu'elle doit parve-
nir à régner sur le monde ; quand je compris qu'il
est un règne de la justice et de la vérité qui ap-
proche, et dont l'avènement dépend de nos efforts ;
que la sainte compassion pour tant de larmes et
de souffrances ne sera pas toujours stérile ; et
qu'enfin l'Evangile de Jésus est l'annonce de cet
avenir, l'instrument de ces transformations, la loî
nouvelle de ce monde meilleur ; quand j'ai su con-
templer en elle-même cette loi de Dieu, et quand
j'ai vu, avec une certitude nécessairement et abso-
lument infaillible, que cette loi est la lumière même,
la vérité que j'avais demandée : alors, avec une
joie immense et un indicible transport, embrassant
ma. fortune et mon bien de toutes les forces de mon
âme, je consacrai ma vie, comme je l'avais juré, à
faire connaître, à faire régner cette vérité, espoir
de tous les peuples, ressource de tous les hommes
dans la vie et la mort.
Mais je vous prie, décidé que j'étais à consacrer
ma vie à la vérité seule, — consécration qui était
mon bonheur et qui me suffisait, — quel temps
pouvais-je donner à autre chose? Il est clair que je ne
tenais plus à la vieille surface de ce monde tel qu'il
est, ni surtout à son dieu, qui est l'argent. Je n'avais
aucun temps à donner à l'acquisition des richesses.
Et pui», considérant que l'immense multitude
des hommes doivent, jour par jour, gagner leur vie
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE 179
en travaillant, et ne possèdent rien dont ils puis-
sent vivre un jour sans travailler, je refusai le pri-
vilège et l'exception, et voulus rester pauvre,
comme le sont à peu près tous les hommes.
Jésus-Christ est né pauvre, a voulu vivre et mou-
rir pauvre. Il a travaillé de ses mains pendant
trente ans pour gagner son pain de chaque jour.
Lorsqu'il a c-ssé son travail pour commencer sa
prédication, il n'avait rien ; il recevait son humble
nourriture de ses amis, ou de la foule qui l'entou-
rait, ou des femmes qui le suivaient pour le servir.
Il marchait et passait en bénissant et enseignant,
mais n'avait ni terres ni maisons où il pût demeu-
rer. « Les renards, disait-il, ont des tanières, et les
« oiseaux du ciel leur nid ; le Fils de l'homme n'a
« pas seulement un lieu pour reposer sa tête. »
Cette parole, je l'avoue, perçait mon cœur de
part en part et le remplissait d'enthousiasme. Moi
aussi, si j'avais du courage, je pourrais passer en
ce monde à la suite de mon Maître en faisant quel-
que bien, sans jamais posséder un lieu pour rejîoser
ma tête. Et cela me semblait beau et bon. Il me
semblait qu'en renonçant à tout, — à ce tout que
je connaissais n'être rien, — je gagnais Dieu, la
bonté, la lumière, la liberté, et que je recevais en
échange le pouvoir de propager la vérité.
Un jour donc, après avoir très mûrement pesé
les conséquences les plus cruelles de la pauvreté
et de la vie évangélique, je les acceptai librement.
Puis, pour donner plus de solennité à l'acte qui
allait décider de ma vie, j'entrai dans une église, et
là, comme j'étais seul, étendant la main vers l'au-
tel, je fis vœu de ne jamais devenir riche, de ne
i8o
LES SOURCES
jamais avoir qu'un but, et de ne posséder qu'un
bien, la vérité, et s'il se pouvait, la justice.
Vous comprenez pourquoi je vous dis cette his-
toire. C'est pour vous montrer, si je puis, comment
il faut, au début de la vie, savoir d'abord se mettre
en liberté, se dégager de la stérile routine du vieux
monde, et garder toutes ses forces pour chercher
l'unique nécessaire et l'unique vie permanente et
féconde.
En outre, je sais qu'il existe, de plusieurs côtés,
un certain nombre d'hommes de cœur, dont la rai-
son est développée, qui aiment, en effet, la justice
et veulent se dévouer à son triomphe. J'ai voulu,
en me faisant connaître à eux, non pas dans mes
inconséquences ni dans mes fautes, dont je de-
mande pardon à Dieu, mais dans l'intention droite
et bonne qui, depuis ma jeunesse, a dirigé ma vie,
j'ai voulu qu'aucun de ces hommes ne pût douter
de mon point de départ et de mon but.
Qu'ils sachent bien que dans toutes ces questions,
politiques, sociales, philosophiques ou religieuses,
je suis aussi libre de préjugés et d'étroites et mau-
vaises passions que pourrait l'être un mort. C'est
qu'en effet j'ai traversé la mort.
Et puis qu'ils sachent aussi que cette histoire,
qui est Ta mienne, littéralement vraie dans chaque
mot, est, S peu de chose près, celle de bien des
milliers de prêtres en France et dans le monde en-
tier. Seulement ces généreux et vénérés frères,
presque tous, ont su mieux employer que moi le don
de Dieu (i).
(1) Tout ce récit, d© la plus exacte autobiographie, se trouve
dans les Souvenirs de ma jeunesse publiés après la mort du
P. Gratry. {Note de l'Editeur.)
CHAPITRE Ili
I— «T maintenant, je répète ma question :
4 Voulez-vous être bon? Voulez-vous suivre
y le plan de Dieu? Voulez-vous consacrer votre
vie à la justice et à la vérité?
Alors le premier pas à faire, c'est de vaincre
l'obstacle. C'est de briser la chaîne qui tient cap-
tifs les hommes et les nations. C'est d'être libre à
l'égard de ce monde tel qu'il est.
Comprenez bien ced : les hommes, liés par la
tradition du vieux monde, et emportés par la pente
du grossier égoïsme, se trompent à peu près tous,
presque toujours, comme s'ils n'avaient pas la rai-
son. Ils vivent encore pour la plupart, dans une
avidité presque animale. C'est là leur chaîne, c'est
là le paganisme et l'esclavage toujours vivants.
Il y a, pour l'individu comme pour la société,
deux voies, deux buts, deux cultes. Il y a Dieu et
il y a l'idole. Et savez-vous, d'après l'Evangile,
oc qu'est l'idole? L'Evangile dit qu'il y a deux
maîtres qu'on ne peut servir à la fois, et ces deux
maîtres sont Dieu et l^argent. « Vous ne pouvez
« servir à la fois Dieu et l'argent (i). »
Ainsi donc l'idole, c'est l'argent.
(1) Non potestls Deo aervlre et mammonae. (Luc, xvi, 13.)
l82 LES SOURCES
Mais c'est ici que le monde rit de l'Evangile i
ils se moquaient de ItU {deridehant iîlum), dit le
texte sacré. Et c'est ici que nous-mêmes nous avons
besoin de courage pour prêcher l'Evangile et pour
répéter la grande foi : «< Vous ne pouvez pas servir
à la fois Dieu et l'argent. » Mais l'Evangile expli-
que la loi, et pose le principe de la science par un
seul mot : richesses d'iniquités, dit-il, manmiona
iniquitatis.
Donc, ce qui est maudit, ce n'est pas le travail
qui accumule des forces représentées par la richesse,
maïs bien l'iniquité qui les détruit.
L'argent, cette idole qu'on ne peut pas servir si
i'on sert Dieu, c'est le culte des richesses injustes,
le culte des richesses pour jouir, culte qui brise en
effet les forces du travail, et qui ruine les nations.
En ce sens donc, l'argent est véritablement le
grand et universel sacremesnt de tous les cultes
faux et de toutes les idolâtries. Plus que le Destin,
plus que Jupiter, il est maître des dieux et des
hommes. Il est évidemment maître de Jupiter, dieu
du pouvoir ; de Mars, dieu de la guerre ; de Vénus
impudique ou pudique (i); de Mercure, dieu des
voleurs, des vendeurs, des joueurs, et aussi dieu
de l'éloquence, c'est-à-dire de la grande foule de
ceux qui écrivent et qui parlent. L'argent est donc
la grande idole et le sacrement de tout mal, et le
grand ennemi de Dieu.
Or, tant que les individus et les peuples n«
reviendront pas avec foi au culte du vrai Dieu et
ne briseront pas l'idole, tout progrès de chaque
(1) Je n'ose absolument point citer, sur ce sujet, le mot de
Bourdaloue dans son Sermon sur Us richesse».
LB PREMIER LIVRE DE LA MORALE 183
homme et du monde est absolument impossible.
Aucun triomphe du royaume de Dieu n'est concîe-
vable. La justice et la vérité ne pourront faire ua
pns de plus.
Fouler aux pieds l'idole, c'est donc le commen-
cement de la vie morale, c'est le principe et la con-
dition absolue de tout progrès de l'homme et de la
société.
Ce n'est pas sans admiration qu'en ouvrant
l'Evangile je trouve que la première parole du pre-
mier discours 'u Sauveur est celle-ci : « Bienheu-
« reux les pauvres, parce que le royaume du ciel
M est à eux. »
Ailleurs, je lis cette étonnante condamnation :
« Il est impossible qu'un riche entre dans le
« royaume du ciel. » C'est-à^lire : il est impossible
que l'adorateur de l'argent, que l'homme qui n'a
pas vaincu cette idole, entre dans le royaume du
ciel, dans la justice et dans la vérité, et vienne ja-
mais à la lumière et au bonheur de l'étemelle jus-
tice et de l'étemelle vérité.
En effet, ne Voyez-vous pas qu'il y a dans toute
âme deux choses, la raison et la passion? J'appelle
passion cette pente qui nous porte toujours à jouir
et à jouir trop ; à fuir le travail pour jouir ; à
s'abaisser, à se dégrader, à ramper, à mentir, à
tromper, à voler, à tuer pour jouir, et pour attein-
dre le grand et universel sacrement de toutes les
jouissances, l'argent. Tel est le culte de l'idole.
Mais, je vous prie, qu'est-ce que gagnent ces
païens dans leur abominable culte? Evidemment
tous les maux physiques et moraux.
La science et l'expérience nous disent qu'il y a,
184 LES SOURCES
dans le cœur et le sang humain, un instinct avide
et furieux, une faim, une soif de joie, qui ne cesse
de nous emporter. La science ajoute que celui qui
se livre à cette pente tue son corps. Celui-là marche
vers toutes les maladies, vers la vieillesse précoce
et vers la mort avant le terme.
Presque tous les hommes courent ainsi prématu-
rément vers la mort. Et c'est pourquoi la science
ajoute : « L'homme ne meurt pas, il se tue. »
Mais s'il tue résolument son corps, est-oe qu'il
ne tue pas son âme encore plus vite? Qu'est-ce
qu'une âme sans dignité, sans vérité, sani force
contre la passion, une âme où régnent une bassesse
incurable, une soif continue de jouir, le féroce
égoïsme, et le mépris du droit d 'autrui et de la vie
d'autrui, quand il s'agit d'argent pour soi, de joie
pour soi?
Evidemment tous les hommes naissent dans la
passion, dans la pente vers soi contre tous, dans ce
besoin du mauvais feu des jouissances qui brûlent
la vie, consument le corps et l'âme, et nous portent
vers la décadence continue, vers toute souffrance
pour nous et autrui.
Mais, grâce à Dieu, il y a dans nos cœurs et dans
nos âmes une autre force. C'est celle que j'appelle
ici la raison. Je parle de la vraie raison, de l'éter-
nelle raison! La raison, dis-je, parlant dans la cons-
cience, est la force qui lutte contre la décadence,
qui remonte le courant du mal et brise l'obstacle
quand il le faut. Le travail, le courage, l'espérance,
Vi vertu, la justice pour autrui, la victoire sur le
lâche et cruel égoïsme, la tempérance, la dignité, la
croissance de l'esprit vers la seigesse et la lumière,
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE 185
et celle du cœur vers la justice et la bonté, voilà
ce que j'appelle l'effort, dans la conscience, de la
raison bénie de Dieu.
N'est-il pas évident que l'obstacle à tout bien et
à tout progrès, c'est la pente cupide à jouir et à
posséder? L'obstacle, c'est cette avidité d'esprit et
de cœur que l'on peut appeler d'un seul mot l'esprit
de lucre ou l'amour des richesses. Mais au con-
traire, la force régénératrice, le ressort du progrès,
le bien moral, c'est manifestement cet esprit de
sobriété, de désintéressement, de dignité, de vi-
gueur contre l'égoïsme, que l'on peut appeler d'un
seul mot : « l'esprit de pauvreté ».
Dès lors, comme le dit l'Evangile, il est impos-
sible qu'un riche entre dans le royaume du ciel, et,
d'un autre côté, il est évident que : « Bienheureux
« sont les pauvres, car le royaume du ciel leur
« appartient. "
L'esprit de pauvreté est le sel de la terre. C'est
l'unique voie de cette transformation des sociétés
que Dieu veut aujourd'hui. C'est la seule force qui
puisse accomplir la mission de l'homme sur la
terre, savoir : Mettre en ordre le monde, et disposer
le globe terrestre dans l'équité.
II
Mais entendons-nous bien sur ce qu'il faut nom-
mer « l'esprit de pauvreté ». C'est le premier point
à connaître et à pratiquer en tout temps, mais au-
jourd'hui surtout. C'est, comme je vous l'ai dit,
LE PREMIER MOT DU PRENHER DISCOURS DE JÉSUS.
Il y a, me dit-on souvent, il y a quelque chose
l86 LES SOURCES
qui sonne faux, et qui jamais ne sera vulgairement
accepté dans cet axiome qui est l'axiome chrétien,
savoir : « Etre misérable en cçtte vie pour être
« heureux dans l'autre. »
Je vous réponds : Ce mot que vous nommez
l'axiome chrétien, n'est pas chrétien, il est absurde.
Or, l'Evangile est, partout et toujours, la raison
même. L'Evangile dit : « Celui qui renonce à tout,
« trouve tout, au centuple, même en cette vie (i). »
Il dit encore : «Les pauvres et les doux posséderont
« la terre. » Et saint Paul dit : « Notre loi est
« utile à tout, et à la vie présente et à la vie fu-
a ture. »
Mais qu'est-ce donc alors que cet esprit évangé-
lique de renoncement, de détachement, de pau-
vreté? Le voici : On ne peut servir Dieu et l'argent.
C'est Dieu qu'il faut servir, non l'argent. Il faut
préférer à l'argent la justice, la vérité, l'honneur,
la vertu, la morale, la dignité, la liberté. Est-ce
douteux? Il faut encore lui préférer la science,
l'art, la sagesse, le travail, et quand il faut choisir,
on doit résolument fouler aux pieds l'argent, et
choisir !a justice. Voilà ce qui est bon. Encore une
fois, est-ce douteux?
Pensez- vous, ô mon fils, que le chrétien, lors-
qu'il choisit sa voie avec conscience et liberté, se
dise jamais : « Je serai misérable en cette vie pour
« être heureux dans l'autre? » Tout au contraire, il
doit oser se dire : « Je voudrais posséder le souve-
« rain bien dès cette vie. » Pour cela, laissons ce
(1) MARC, X, 29 et 30. Nemc est qui relluuerlt... Qui noD ao
elplat centles tantum, kdnc in tempom hoc.
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE 187
qui n'est pas le bien ni le bonheur, et possédons la
vérité, source du vrai bonheur.
Mais quoi! dans la voie commune de ce monde,
est-ce donc le bonheur que les hommes poursuivent
et qu'ils trouvent? Mais n'est-il pas visible, tout
au contraire, qu'à peu près tous les hommes se
trompent, égarés par un aveuglement grossier, par
une avidité presque animale? On se jette comme les
animaux sur la matière, et l'on se bat pour prendre
les grandes parts.
Assurément, la vie telle que nous l'avons faite
ressemble à un festin sauvage, où de grossiers con-
vives s'arrachent les mets au lieu de se les offrir.
Ne devrions-nous pas changer cette manière de
poursuivre le bien?
La vie ne pourrait-elle donc pas un jour devenir
une agape où chacun offrirait au lieu de prendre ;
où celui qui attire à lui prête à rire ; où l'honnête
homme trouve bon de n'accepter qu'une part mo-
deste ; où, tandis que les petites gens, s'il s'en
trouve, s'occupent des mets, les premiers animent
le festin par leur grâce et par leur esprit? Je ne
vois pas pourquoi la vie entière ne prendrait pas
cette forme, cette beauté et cette dignité. Quand
on saura comprendre, ce qui est évident, que l'ar-
gent et le pain très nécessaires assurément, sont
pourtant les moindres des biens, et que, parmi les
forces et les biens, l'esprit, la sagesse et la science,
et surtout la bonté, le courage, la liberté, l'amour
sont de beaucoup les plus puissantes des forces
pour le bonheur présent et quotidien, il y aura,
j'espère, parmi les hommes, une plus ardente pour-
suite des plus grands biens, une plus faible recher-
l88 LES SOURCES
che des moindres, et alors le pain et l'arg-ent seront
moins grossièrement poursuivis, et moins odieuse-
ment partagés.
III
Vous le voyez, l'unique moyen de donner au
monde un élan, c'est de briser en votre cœur
l'idole, l'idole de tous les temps et de tous les lieux,
et de comprendre le premier mot du premier discours
de Jésus : « Bienheureux ceux qui ont l'esprit de
« pauvreté. »
Mais, pour parler précisément : qu'est-ce donc
que la pauvreté?
La pauvreté, ce n'est pas la misère, ce n'est pas
l'indigence, c'est la vie quotidienne conquise par le
travail.
Ainsi définie, la pauvreté manifestement est chose
sainte et sacrée : que tous nous devons respecter,
estimer et chercher.
En effet, si Dieu notre Père bien-aimé, qui nous
gouverne par sa Providence, nous avait mis, tels
que nous sommes, dans un monde riche, — ce
monde est pauvre, et Dieu fait homme a voulu être
pauvre aussi ; — s'il nous avait placés dans un
monde opulent, évidemment nous étions tous per-
dus. Qu'eût été pour nous un tel monde, qui eût
spontanément offert à nos besoins, à nos désirs,
tout ce qu'ils demandaient? C'eût été un monde
sans efforts, sans travail, sans courage, sans hé-
roïsme et sans génie, sans rien de ce qui constitue
l'homme, et encore moins l'enfant de Dieu. Il n'y
aurait eu sur une terre ainsi faite ni hommes, ni
fils de Dieu.
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE 189
Donc notre Père nous a mis dans un monde
rigoureux, dans une dure école, dans un monde
pauvre, où son fils bien-aimé peut développer son
âme, son cœur, son génie et son héroïsme.
Un monde sans lutte, sans obstacles, sans danget
et sans mort, n'eût fait de nous qu'une race mépri-
sable. Mais le monde où nous sommes fait des âmes
fortes, qui ont l'effort, la constance, l'énergie, le
courage et le dévouement, tout ce qui est beau,
digne et glorieux.
Voilà la pauvreté : elle est la maîtresse du travail
et de l'effort, la mère de toute vertu. Elle est l'ins-
titutrice du genre humain.
Or, il y a des hommes, ceux que l'Evangile
nomme les riches, et dont il dit : Malheur aux
riches! Il y a des hommes qui méprisent ces grands
biens, et dont la vie est un perpétuel souci pour
fuir la pauvreté, c'est-à-dire le travail, c'est-à-dire
l'effort qui développe, le courage qui lutte, qui
affronte le danger, et qui dompte l'obstacle.
L'homme i^ otr" place sur cette terre pour la
garder, la défendre el !a cultiver. C'est évident.
Or, il y a 3ei iKjnTTies qui s'abstiennent de ce
travail et de cr combat
Vous qui lisez ces lignes, vous qui êtes riches,
qui n'avez jusqu'ici vécu que pour jouir, qui perdez
votre vie dans l'immoralité, dans l'inutilité, je vous
le demande, est-ce là le rôle que, définitivement et
après réflexion, vous acceptez? Vous mettre, pour
vous garantir, derrière la masse qui combat et qui
meurt?
Mais je vous prie, lorsqu'il y a une guerre visible,
avez-vous peur et fuyez-vous? Certes, quand il y a
igo LES SOURCES
du fer et du fei à braver, vous marchez devant les
soldats sans qu'aucune conscription vous oblige.
Vous êtes les premiers au danger, et vous trouve-
riez fort étrange qu'un soldat prétendît vous cou-
vrir de son corps. Vous êtes braves, vous êtes géné-
reux, vous êtes courageux, vous êtes nobles 1
Mais alors pourquoi vous enfouir dans la honte,
ia désertion, la trahison, quand il s'agit de cette
milice universelle et nécessaire, qui est la vie? Sa-
vez-vous donc ce que vous faites, vous qui tenez
en main l'argent, c'est-à-dire l'arme ou l'instru-
ment ; vous qui avez, par cela même, entre les
mains, la force de cent ou de mille hommes ; qui,
à vous seul, êtes une légion par l'or dont vous êtes
armé? Voici ce que vous faites : pendant le combat
même vous désertez, et alors vos frères sont
vaincus. Les chefs désertent, ceux qui sont bien
armés s'en vont : alors la pauvreté qui était un
ressort et une force, la pauvreté S€ transforme en
misère, en faiblesse, en dénûment, en esclavage, et
l'homme vaincu meurt par la faim.
O ridies, comprenez- vous bien maintenant ce
qu'est la pauvreté? Comprenez- vous enfin qu'elle
est l'universel devoir, puisqu'elle est le travail, la
lutte et l'effort quotidien? En ce sens, tout homme
doit vouloir être pauvre et se faire pauvre, car c'est
en ce sens qu'il est dit : « Malheur aux riches! »
Comprenez-vous aussi ce qu'est en elle-même la
richesse, et ce qu'est la propriété? Comprenez- vous
que la propriété est le salaire de cent ou de mille
ouvriers, donné d'avance à un chef de travail? Et
oc chef de travail doit compte à Dieu de l'emploi
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE I9I
des salaires, comme il doit compte en outre, ainsi
que tous les autres, de l'emploi de sa vie.
Et de ce point de vue, quand on prêche le mépris
des richesses, ne pourrait-on aussi, et pour arriver
au même but, prêcher l'estime, le respect de l'ar-
gent? Qu'est-ce donc que l'argent, et d'où vient-il?
L'argent, c'est du travail accumulé, c'est du temps,
c'est de la vie humaine, c'est du sang, des sueurs
et des larmes. Voilà ce que vous tenez en vos mains.
Qu'en ferez- vous?
Ne voyez- vous pas en ce point tout l'Evangile et
tout le jugement de Dieu?
L'Evangile appelle riche, riche maudit, celui qui,
tenant en sa main ce sang, ces larmes qui d'ordi-
naire ne sont pas les siennes, les prostitue, les ré-
pand pour jouir. L'Evangile appelle pauvre, pauvre
d'esprit, celui qui, sachant ce qu'il tient en sa
main, respecte ces biens sacrés, et ne les donne
qu'au salut des hommes et au progrès du monde.
Et je comprends alors que la morale, comme
r Evangile, se résume en une seule question : Que
fcrez-vous du sang de l'homme et de ses larmes?
Consécration? Profanation?
«Ê-^
*V^
CHAPITRE IV
OUI, nobles cœurs, vous comprenez ces choses,
et, je l'espère, vous les aimez. Vous voulez
la justice, et vous sentez que vous pourrez
aimer votre devoir dans cette lutte héroïque qui est
la marche de l'humanité vers son but. Vous com-
prenez ce qu'il y a d'honneur et de vraie gloire à
marcher parmi les premiers et à conduire les autres
avec courage vers la terre à venir d'un siècle meil-
leur et plus heureux.
Peut-être même avez-vous dans le cœur un de
ces impétueux courages, capables de tout oser et
de tout sacrifier pour renverser l'obstacle et par-
venir au but.
Dans ce cas, il est une vertu qu'il faut joindre
au zèle de la justice : c'est la sagesse.
Si vous voulez par vos efforts, devenir un soldat
du progrès, un ouvrier de la justice, il faut au
désintéressement et au courage, qui est la première
condition, unir cette sagesse paisible et lumineuse
qui voit clai-ement l'œuvre et le but, qui ne produit
que des efforts vrais, ne s'agite pas dans la vio-
lence, et n'arrache pas le blé pour arracher l'ivraie.
Parlons plus clairement. Si vous voulez aujour-
d'hui travailler au bien des hommes, il vous faut
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE 193
renoncer d'abord à la grande maladie mentale de
notre époque, savoir : la manie aveugle et farouche
qui renverse et qui brise.
Tout briser pour tout reconstruire sur un plan
tout nouveau, tel est, au milieu de nous, depuis
bientôt un siècle, le risible, cruel et criminel effort
du zèle ignorant et farouche de la grande foule des
insensés.
Si vous ne savez pas vous dégager absoltunent de
cette folie stupide, vous pouvez beaucoup pour le
mal, mais vous êtes impuissant pour le bien. Vous
n'essuierez pas une seule larme, vous en ferez cou-
ler beaucoup.
II
Ami, quand j'étais jeune et ignorant, mais déjà
décidé à travailler pour la justice, j'ai eu d'abord
aussi ce zèle amer, sombre et stérile, qui veut tout
arracher et qui blasphème le bien présent, faute
d'en comprendre la grandeur.
Ecoutez : voici un mystère que j'ai bien long-
temps ignoré, aveuglé que j'étais par la folie du
siècle. Ce beau mystère, je n'en vois la splendide
clarté, je vous l'avoue, que depuis peu de jours.
Le voici : c'est qu'en toutes choses. Dieu a beau-
coup plus fait pour nous que nous ne le savons.
Nous sommes plus près de tous les biens que
nous ne pouvons le soupçonnerl Nous ne sommes
séparés du ciel et de la terre promise que par un
obstacle moral que la liberté peut briser.
Tout est donné, mais l'homme ne sait pas encore
prendre.
LUS SOUllCES 13
194 LES SOURCES
Notre aveugle ignorance, notre tristesse ingrate
ne savent pas voir que, dans tous les ordres de
choses, même dans l'ordre social, Dieu nous donne
tout.
« Si vous saviez le don de Dieu (i)! » dit l'Evan-
l^ile : parole universelle, vraie toujours et partout.
« Cette terre est sainte, » s'écrie le patriarche
dans sa vision, « et moi, je l'ignorais (2)! » Oui,
nous ignorons presque tous ce qu'il y a de saint et
de sacré dans le monde présent tel qu'il est.
La vie des hommes sur terre n'est pas plus livrée
au hasard que celle de la nature, ou que la vie des
astres.
La bonté de Dieu donne tout germe, et ses
saintes lois providentielles travaillent à tout déve-
lopper.
Que manqiîc-t-il donc? où est le mal? où est
l'obstacle? Le voici : c'est notre aveuglement et
notre iniquité! L'aveugle iniquité! Il n'y a que cet
obstacle unique, que ce seul ennemi à combattre
pour que tout bien se développe.
Tout le travail humain se résimie dans cette di-
vine et merveilleuse parole : « Cherchez d'abord le
« royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous
« sera donné par surcroît. »
Oui, tout le reste sera donné, ou plutôt tout
n'est-il pas déjà donné?
III
Ah! si vous saviez le don de Dieu! La grâce de
Dieu est donnée à tous, dès l'origine. Dieu verse
(1) St Mires donum Del. (JOan., iv. 10.)
(3) Loaxs Iste sanctus est, et ego nesciebam. (Gen., xjtviu,
16.)
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE I95
son soleil et sa rosée, dit l'Evangile, sur les mé-
chants comme sur les bons. Otez l'obstacle de l'in-
justice, et l'esprit de Dieu, remplit l'âme.
Ce que le dogme enseigne de la grâce et de l'es-
prit de Dieu est vrai de toutes les sources de la vfe.
Le pain du corps nous est donné. La chaleur est
donnée à nos membres, la lumière à nos yeux. Les
germes sont donnés à profusion au vaste sein de
la nourrice du genre humain. L'eau, l'électricité, la
lumière, la chaleur, la fécondité lui sont versés à
flots.
Le lait maternel est donné aux lèvres de l'enfant,
dès qu'il peut l'attirer et le prendre ; et quand il ne
pouvait rien prendre, le sang lui-môme était donné,
le sang providentiel et maternel coulait en lui sans
lui.
Et, quant à la lumière de la raison, elle illumine
tout homme venant en ce monde. La vérité aussi
nous est donnée ; la certitude nous est inoculée ;
mais l'inquiétude ingrate et sophistique de nos
esprits s'en dégage et s'échappe ; et la réflexion
maladroite et défiante, par je ne sais quel aveugle
effort, parvient au doute et à l'erreur (i).
Pourquoi Dieu n'aurait-il pas fait pour le cœur et
pour l'esprit de l'homme ce qu'il a fait manifeste-
ment pour son corps?
La vraie sagesse est donnée dans ses bases né-
cessaires ; et les sophistes qui cherchent à créer le
(1) Les anges des petits enfants, <llt l'Kvanelle. volent sans
eesse la fac« du Père qui est au ciel. N'ost-ce pas dire qu'un
lien de lumière ratta-che À Dieu toutes les âmes Innocentas T
Et quand Jésus-Christ parle de ces petits qui croient en lui,
ne semble-t-U pas nous apprendre que les àines Innocentes des
enfants, comme elles ont la raison Implicite, ont aussi la fol
Implicite et le germe de l'éternelle lumière?
J96 LES SOURCES
commencement de la sagesse sont d'inintelligents
ingrats.
La vraie religion est donnée, et, s'il est évident
que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de
toute parole qui sort de la bouche de Dieu, j'en con-
clus: que la parole de Dieu est au milieu de nous,
aussi bien que le pain : je dis qu'elle couve le
monde, et qu'elle atteint, explicitement ou implici-
tement tous les hommes. La religion est vraie. II
n'y a qu'une seule religion. C'est celle qui est en-
tière, universelle, de tous les temps et de tous les
lieux. Oui, la vraie religion est au milieu de nous,
richement répandue, comme les bienfaits de la na-
ture. Oui, Dieu même s'est donné. Oui, le céleste
idéal, le bien suprême qu'appelle tout cœur et que
rêve tout esprit, c'est-à-dire Dieu, Dieu s'offre à
nous, s'incarne, s'unit à l'âme et à l'esprit, s'unit
à l'homme entier, se donne à respirer comme
l'air (i), se distribue en nourriture et en breuvage :
sang immortel de la vie à venir, qui, dans cette vie
terrestre, pénètre en nous sans nous, — comme
dans la vie préparatoire, antérieure à notre nais-
sance, le sang providentiel et maternel entrait en
nous sans nous.
Et, de nos jours surtout, les biens nous sont
donnés jusque dans les détails du luxe. Sans parler
des merveilles et des beautés de l'art, la vraie
science aujourd'hui est à nous. D'immenses régions
de vérités merveilleuses et fécondes sont accessi-
bles à tous. L'immense domaine des sciences mathé-
matiques offre à l'esprit humain un monde indéfini
d'affirmations, applicables à la domination de la
(1) Splrltus orls Dostri Cbrlstiu.
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALE I97
nature. La forme du ciel visible est connue dans le
détail de ses mouvements et dans le principe de ses
lois. On calcule la distance des astres : on sait leur
poids. Puis enfin viennent les merveilles contempo-
raines des applications de la science, et, avant tout,
l'espace vaincu par l'homme, et le genre humain
ramené à n'avoir plus qu'une seule demeure, où
bientôt tous les hommes pourront s'entendre comme
dans une assemblée.
IV
Et, après tout cela, les amis de l'humanité, les
cœurs altérés de justice, ceux qui contemplent la
charité humaine, et qui, comme Jésus-Christ lui-
même, pleurent à la vue de ses souffrances, ces
âmes généreuses, lumineuses entre toutes, ne soup-
çonneraient pas que là aussi, je veux dire dans
l'ordre social, d'innombrables biens sont donnés, et
que de puissantes et saintes lois vivent et travail-
lent pour le riche développement de ces biens! Ils
ne soupçonneraient pas que le mal, que l'obstacle,
c'est notre aveugle ingratitude qui ne voit pas les
biens, n'en comprend pas les germes, et foule aux
pieds les lois! Ils n'auraient pas la joie de décou-
vrir que notre tâche est simple : anéantir l'obs-
tacle de l'injustice, c'est-à-dire pratiquer simple-
ment, d'homme à homme, de peuple à peuple, de
gouvernant à gouverné, les grandes lois morales
nécessaires, éternellement connues, sensibles à toute
conscience, visibles à toute raison! Ils ne compren-
draient pas enfin qu'en cherchant la justice toute
seule, tout est donné ou vous sera donné!
198 LES SOURCES
O ami! entendez donc bien, avec la sainte et
pleine logique du cœur, avec la sainte raison de la
nature non mutilée, que, puisque vous avez trouvé
dans ce monde, en y venant, cette merveilleuse
création de Dieu, la famille, et, par l'amour pater-
nel et la providence maternelle, la vie donnée à ce
qui n'était pas, entretenue et suppléée en ce qui ne
pouvait pas, par cela seul il est certain qu'il y a
une éternelle et toute-puissante paternité, pour tous
les hommes unis, aussi bien que pour l'homme isolé.
Il y a une paternité, une famille, une patrie invi-
sible qui veille sur nous, c'est-à-dire toute l'huma-
nité ; famille qui d'abord nous donne tout, sans
nous, et qui développe tout, ensuite, avec nous et
par nous, si nous n'y mettons pas d'obstacle et si
nous voulons travailler.
Espérons, ô mon frère, que cette sérénité de
regard qui voit ces choses va se joindre à votre
zèle et à votre courage. L'homme et le monde, en
s'élevant, marchent de la terreur à la confiance, en
même temps que de l'aveuglement à la lumière. La
lumière montre la beauté des choses que cachaient
les ténèbres. Un des vices trop peu remarqués de la
nature humaine, c'est l'esprit de blasphème, cet
esprit qui dénigre, qui voit noir et qui parle noir.
« Si vous avez la vie nouvelle, dit saint Paul aux
« chrétiens, déposez l'aigre levain de la vieille
« forme : colère, indignation, malignité, blas-
« phème. » Oui, à mesure que l'homme se renou-
velle en Dieu, le blasphème cesse et la reconnais-
LE PREMIER LIVRE DE LA MORALB I99
sance vient avec la lumière. L'homme cesse de voir
en noir ce jardin de la terre, de blasphémer la vie
et son auteur. Peu à peu il découvre l'immense
beauté des choses, et dans les biens présents la
magnificence des promesses. Gardons-nous de nos
impatiences idéales vers la perfection absolue, et Ju
mépris des biens présents et relatifs. Que d'hommes
se tuent corporellemeiit par la recherche d'une santé
parfaite, par le mépris et par la stagnation des forces
suffisantes qu'ils ont, mais qu'ils n'emploient pas!
Et, dans la vie des âmes, que d'âmes, au moment
où Dieu les inspire, s'éloignent de Dieu, par je ne
sais quelle froideur chagrine, sous prétexte d'indi-
gnité, en attendant un temps meilleur! Et quand on
a perdu, dans l'ingrate inertie, ses forces d'âme ou
de corps, on sent qu'alors, avant cette perte, on
possédait la vie assez pour conquérir la vie plus
abondante. Quant à moi, je sais, par une longue
expérience, qu'un des plus grands obstacles de ma
vie a été l'ignorance et le dédain du bien présent.
On attend un présent meilleur pour l'exploiter, et
ce présent meilleur ne peut venir que du présent
réel et actuel que l'on délaisse et que l'on détruit.
Et les méchants, par leur noir et sinistre esprit, et
les bons, par leur impatience exaltée ou par leur
inquiétude ingrate, conspirent dans ce dédain.
La vraie sagesse, dans la sérénité, voit autre-
ment. Elle voit dans l'homme et dans le monde trois
choses : des germes magnifiques, des lois qui déve-
loppent les germes, et l'obstacle moral qui les
arrête. Elle voit que, en tout, l'état du monde, des
peuples et de chaque homme, d'ordinaire, est tout
ce que comporte la vie morale qu'on a. Vous parlez
200 LES SOURCES
d'esclavage! Etes-vous capables de liberté? Soyez
capables de liberté, et dites : Que la liberté soit ; la
liberté sera, et tout le reste ainsi.
Il n'y a donc pas lieu à la sombre violence qui
brise et tue pour arriver à vivifier. Il n'y a pas lieu
à détruire la société contemporaine pour la refaire
sur un plan meilleur. Il n'y a pas lieu à ces risibles
et impuissants efforts de génie fou, d'héroïsme
effaré qu'on dépense à créer l'organisation sociale
véritable. L'organisation sociale véritable, ô
mon frère, bien avant que vous fussiez
né, est, depuis l'origine, créée de Dieu et donnée
de Dieu dans ses bases essentielles et dans les lois
qui la développent ; tout aussi bien que l'organisa-
tion de votre corps était créée de Dieu, dans le sein
maternel, bien avant qu'il vous fût possible de le
savoir et de le vouloir.
Encore une fois, comprenez-le. Ce qui se fait en
nous et dans le monde, sans nous ou malgré nous,
par la bonté de Dieu et par ses lois providentielles,
est toujours beaucoup plus de la moitié de l'œuvre.
Nous, nous avons à saisir, à comprendre, à suivre,
à obéir et à continuer. Mais surtout, — là est notre
grandeur et notre royauté, — nous avons à con-
naître et à vaincre, par la raison et par la liberté,
et par d'héroïques entreprises, quand il le faut,
l'obstacle, l'obstacle moral, qui s'interpose entre
l'homme et les dons de Dieu.
Donc la morale, la morale absolue, nécessaire,
évidente, la justice, en un mot ; voilà, dans tous les
ordres de choses, la sainte et simple condition de
tout progrès et de tout bien.
DEt^HlER LiVfîE
LES APHORISMES
OB
LA SCIENCE DU DEVOI»
CHAPITRE PREMIER
Courage! oui, l'esprit humain marche, et en ce
siècle même, il développe une science qui
aura sur le monde plus d'influence que n'en a
eu, depuis deux siècles, la science des forces de la
nature.
Cette science, c'est !a science du Devoir.
J'entends par là qu'en ce siècle-ci l'Histoire, la
Politique, la Science économique, le Droit, et tout
l'ensemble des sciences sociales, se rattachant déci-
dément à rétcrnelle justice, tendent à s'unir en une
science supérieure, qui sera la science du Devoir.
Et cette grande science, la plus féconde de toutes,
démontrera en toute lumière, développera, dans le
S02 LES APHORISMES
détail des précisions et des applications, la riche
beauté de l'inspiration primitive des consciences, et
la divine fécondité des préceptes et des conseils de
Jésus-Christ et de l'Eglise.
La conscieûise est donnée à tous, en tous temps,
en tous lieax, et elle suffit. Chacun sera jugé sur
ce qui lui aura été donné. Mais l'homme juste doit
travailler, chaque jour, à éclairer sa conscience par
la science, et la science doit, par l'effort de la rai-
son et de la liberté, se développer de siècle en
siècle.
Le principe de la science est simple : comme en
astronomie, l'attraction est sa loi. Mais ses appli-
cations constituent la plus variée et la plus étendue
des sciences.
Ce principe simple qui est dans la science du
Devoir ce qu'est en astronomie l'attraction, on
le peut énoncer ainsi : Assistance due par tout être
à tout être.
Assistance due par tout être à tout être! C'est
une autre manière de dire, comme saint Paul :
« Toute la loi est dans un seul mot : Tu aimeras
« ton prochain comme toi-même (i). » C'est une
autre manière de dire : « Faites à autrui ce que
« vous voudriez qu'on vous fît (2). » Voilà le prin-
cipe du Devoir.
Et je laisse à dessein, dans la formule, le mot
être au lieu du mot homme, moins général. Cette
éfendue sans bornes de l'objet du devoir me rap-
(1) Omnls lex In uno sermone Impletur : dillges prozlmum
tuum sicut te Ipsum. (Galat., v, 14.)
(3) Omala quaecuinq[ti« vulUs ut faciant robls bomlnes, et
TOs facita mis. liaec est enlm lez et propbetae. /Matth.,
va, 19)
DB LA SCIENCE DU DEVOIR 203
pelle la parole du Seigneur : « Allez dans l'univers
« entier, et portez à toute créature la bonne nou-
« velle (i)! » C'est qu'en effet, le devoir ne va pas
seulement de l'homme à l'homme, mais bien aussi
à toute la création, à tout être, sans exception.
Le devoir, c'est d'aller au but et d'y mener toute
la création. Et nous devons aller au but, qui est
l'union des êtres entre eux et avec Dieu, « de toute
« notre âme et de tout notre cœur, de tout notre
« esprit et de toutes nos forces (2). »
Et je médite avec bonheur l'universalité sans res-
triction de la formule : « par tout être à tout
être. » Je me souviens de l'insistance avec laquelle
saint Paul demande avant tout aux chrétiens d'as-
sister et de porter par l'âme et l'incessante prière
« TOUS LES HOMMES ; car Dieu veut sauver tous
« LES HOMMES, Car le Christ s'est donné pour
« TOUS (3). »
Et ce principe de l'universalité du devoir et de
son objet rentre encore dans cette sublime parole :
« Chrétiens, vous rendrez compte, non pas seule-
« ment de vous-mêmes, mais bien du monde en-
« tier (4). »
L'universalité absolue du devoir à l'égard de tout
le genre humain, voilà ce qu'il convient plus que
(1) Funtes lu mundum unlversum, pracdlcat« EvaDgelluiQ
omnl creaturae, (Matth., xvi, 15.)
(8) DiUges Domiiuim Deum tuum, ex toto corde tuo, fit tn
tota anima tua, et In tota mente tua. (Deut,, vi, 6. — MATth.,
xxii. 37. — MARC, xn, 30. — LUC. x. 87.)
(3) I Timoth.. II.
(i) Non de vestra tantum salute, sed de uolverso orbe yobU
ratio rcddenda est. (Salot Cbrysostome.)
204 ^^^ APHORISMKS
jamais, aujourd'hui que le globe est ramené à l'unité,
d'inculquer par l'éducation à tout homme venant en
ce monde. Pourquoi? parce que cette vue sublime
est propre à décupler dans tous les cœurs l'enthou-
siasme et l'effort. Pourquoi encore? Parce qu'il est
plus facile de mettre en ordre le monde entier qu'un
seul Etat ou une seule ville. Les nations ne se sau-
veront point isolées, non plus que les individus. En
ce siècle, c'est un mouvement de totalité que Dieu
demande au genre humain. Et je répète avec une
joie profonde que cette belle science du Devoir,
nécessaire à ce grand mouvement, Dieu veut, au-
jourd'hui, la donner à l'Europe dans le détail de ses
applications. Cette science n'était encore que dans
sa tige, maintenant voici les rameaux et les fruits.
Notre Maître disait : « Si vous conservez ma parole,
« vous connaîtrez la vérité. » Oui, la parole évan-
gélique, vérité implicite complète, conservée dans
le monde chrétien, a fructifié ; et nous arrivons
aujourd'hui à la lumière visible, à la connaissance
scientifique d'une partie de cette vérité.
Dans ce chapitre intitulé Aphorism^s de la science
du Devoir, je veux essayer d'énoncer en résumés
succincts, mais non pas secs, les résultats scientifi-
ques principaux auxquels, dans l'ordre moral, l'es-
prit public des peuples européens parvient ou sera
parvenu, j'espère, avant un siècle.
I
Voici donc le prfncTpe sTmpte de la science du
Devoir : Assistance due par tout être à tout être.
I
DS LA SCIENCE DU DEVOIR 20$
II
L'accomplissement du Devoir, dans le sens plein
du mot, c'est l'effort de l'homme tout entier pour
porter toute la création à son but.
III
L'effort de l'homme entier, l'acte de l'âme totale,
en style évangélique, qui est le style de Dieu, se
nomme amour. C'est pourquoi il est dit : « Tu
« aimeras le Seigneur ton Dieu — qui est le but et
« la fin des êtres — de toute ton âme, de tout ton
« cœur, de tout ton esprit et de toutes tes forces. »
L'acte d'amour, l'effort pour assister, c'est l'opéra-
tion générale de l'âme dans la lumière et dans la
liberté. Amour n'est pas passion, mais acte d'âme.
IV
L'amour, comme le pose la divine formule, doit
être l'amour du prochain, c'est-à-dire que l'effort
pour assister tout être doit suivre la hiérarchie des
devoirs. La règle donc, c'est d'aller au plus près ;
d'aimer dans la proximité, comme l'attraction attire
sous la loi des distances. Mais entendez-le bien.
L'homme se doit au prochain d'abord. Mais qui
est mon prochain? demandait-on au Christ. Et le
2o6 LES APHORISMES
Christ répondait que le prochain, c'est l'homme
que vous trouvez blessé sur le chemin.
VI
Mais la règle d'aimer le prochain est absolue
dans son énoncé et métaphysiquement rigoureuse.
L'effort pour assister ou pour aimer est véritable-
ment réglé par la loi de proximité ; proximité non
pas physique, mais morale et métaphysique.
D'après cette règle, l'amour bien ordonné com-
mence par Dieu, qui m'est plus intime que moi-
même ; puis il descend à moi, qui suis d'abord res-
ponsable de moi ; puis il s'étend au prochain qui
me touche, et puis à la patrie et puis au genre hu-
main.
VII
Oui certes, le premier de tous nos devoîrs,c'est d'ai-
mer Dieu par-dessus toutes choses. Oui : servir Dieu,
le mot est bon. Je dirai même assister Dieu : car le
Verbe incamé nous dit : « C'est moi-même que vous
« assistez. » Et mihi fecistis. Assister Dieu! c'est le
mot de saint Paul. « Nous aidons Dieu! » Dei adju-
tores sumus. Oui, aider Dieu, c'est-à-dire lui ouvrir
les âmes, la mienne d'abord, et puis les autres ; le
faire entrer dans tous les êtres que lui ferme la
perversité, l'assister et l'aider pour qu'il vienne à
son but et y mène toute la création, afin que lui,
bonté suprême, vérité absolue, beauté, félicité,
amour, soit tout en tous.
DE LA SCIENCE DU DEVOIR 207
VIII
Oui, je l'assiste ainsi et je le sers, lui, source de
tous les biens, en m'efforçant incessamment de le
connaître et de l'aimer, et d'être à lui et avec lui de
tout mon coeur, de toute mon âme, de toutes mes
forces et de tout mon esprit.
IX
Et cela même, si je sais l'accomplir, opère tout
mon Devoir envers moi-même et toute l'assistance
que je dois à tout mon être. Car ne cessant, par
l'amour et l'effort, de puiser en Dieu, comme fait
le nouveau-né attaché au sein maternel, je puise la
vie dans la source infinie, et je la fais descendre
dans toutes mes forces et toutes mes facultés. Je fais
descendre la vie de Dieu dans mon cœur, et puis
dans mon esprit, et enfin dans mon corps.
Et ce n'est pas en vain que l'Evangile nous dit
que les deux grands préceptes aimer Dieu et aimer
son prochain sont semblables et ne font qu'un. C'est
qu'en effet l'amour de Dieu donne l'amour du pro-
chain, et le service de Dieu sert le prochain. Car
que puise-t-on en Dieu par l'acte d'âme, sinon la
foi et la lumière, la liberté, l'ainour? Or, ce sont
là les forces qui bénissent la terre, qui nous rendent
riches pour assister le genre humain, clairvoyants,
résolus, pour pousser le monde à son but.
2o8 LES APHORISMES
XI
Celui donc qui remplit le premier devoir, qui
puise en Dieu la foi, la certitude, la lumière et la
liberté, celui-là veut et opère le devoir tout entier,
car il veut et opère l'assistance de tout son être à
tous les êtres.
XII
Ainsi jnchn premier devoir, mon devoir envers
Dieu, implique, s'il est rempli, l'accomplissement de
mon devoir envers moi-même et envers les autres ;
car si je suis le coopérateur de Dieu dans sa vo-
lonté très certaine de me conduire au but, c'est
moi-même que j'ai assisté. Et si la vie de Dieu ré-
side en moi, c'est-à-dire si j'ai pu acquérir la jus-
tice, il est visible encore que j'ai travaillé pour
autrui.
Ainsi les trois devoirs sont identiques. Distin-
guons, cependant, afin d'arriver au détail.
#^
CHAPITRE II
LE DEVOIR ENVERS DIEU
JE VOUS le dis solennellement : voici le fond des
choses, voici toute la perfection de la vie.
C'est l'Evangile qui parle :
« Je ne suis pas seul ; mon Père est en moi. —
« Mon Père agit incessamment, et moi j'agis in-
« cessamment. Et ce que je vois dans mon Père, je
« le fais. »
Ainsi parle celui qui est 1* Homme-Dieu.
Il
Et moi aussi, moi le dernier des hommes, je porte
en moi mon Père, mon créateur, la source éternelle
de ma vie. Mon Père ne cesse d'opérer en moi, et
de m'exciter vers le but, par de continuelles inspi-
rations et impulsions. Le désir nécessaire du bon-
heur et la perpétuelle inquiétude de toute âme sont
les effets de l'incessante opération. C'est à moi de
sentir, de comprendre ce que veut opérer le Père,
et d'agir sous l'actrcn, avec raison et liberté.
IIS SOUKCES 14
2îO LES AFnORISMSa
III
Dieu qui nous porte, qui est en nous, qui est
notre principe et notre source, prépare, commence
nos actes et nos pensées. Il vit d'avance, en lui,
éternellement, ce qu'il nous veut faire vivre dans le
temps. L'idée qu'il a de nous, son éternelle volonté
sur nous, constituent notre histoire idéale, le grand
poème, possible de notre vie. Ce beau poème, notre
Père plein d'amour ne cesse pas de nous l'inspirer
dans le profond désir de l'âme, dans la conscience,
dans la lumière de la raison qui éclaire tout homme
en ce monde. Il y a une immobile et simple et infinie
activité providentielle, qui contient et opère en elle
éternellement tout le détail possible de nos actes et
de nos mouvements. Il faut que notre vie, déve-
loppée dans le temps et l'esDace, soit l'image de cet
infini.
IV
Je supplie Dieu d'ouvrir les yeux à tous les
hommes qui pensent, afin qu'ils se liguent pour
comprendre et pour faire comprendre ce point :
LE PÈRE EST AVEC NOUS ; NOTRE DiEU EST EN NOUS.
Il vit en nous, et il veut nous guider, et nous, ses
enfanta libres, nous suivons ou nous résistons. Eh
quoil est-ce que la profonde séduction du Pan-
théisme, jointe à sa manifeste absurdité, ne nous
ouvriront pas les yeux? Ne comprenez-vous pas
qu'assurément tout être n'est pas Dieu mais qu'en
tout être est Dieu, surtout dans l'âme intelligente
DE LA SCIENCE DU DEVOIR 211
et libre, où il opère, éclaire, inspire? Voilà le fond
commun de la métaphysique, de la logique, de la
morale et de toute la science du Devoir.
V
Oui, mon Père est en moi, au cœur de l'âme et à
la source de mon être ; et il éclaire, et il opère, et
il inspire, et il remplit ma jeunesse d'une sainte
joie. Et ma jeunesse, ce n'est pas seulement le com-
mencement de mes années, c'est encore cette jeu-
nesse radicale, qui, à tout âge, est toujours en mon
centre, à l'origine des flots, au commencement des
impulsions et des inspirations. Heureux ceux qui,
par la tendresse reconnaissante, par l'humble re-
cueillement, ne cessent de se retremper dans la
source! C'est ainsi que mon Père me rajeunit in-
cessamment, me renouvelle en tout mouvement de
ma vie. Qui ne sait plus se rajeunir touche à la
mort.
VI
En aimant Dieu, c'est-à-dire en ne cessant d'opé-
rer l'acte d'âme qui sert Dieu et l'assiste, c'est
moi-même que j'assiste, c'est à moi que je donoe
la vie.
Je puise en Dieu d'abord la force radicale, le res-
sort premier de la vie, c'est-à-dire le ressort crois-
sant de la lumière et du bonheur, ue la justice et
de la vérité. J'y puise ce bien fondamental, la cer-
titude, la foi! J'y puise l'espoir, et la joie de l'effort.
De là coulent dans mon intelligence l.i lumière
212 LES APHORISMES
grandissante, et dans ma volonté la liberté crois-
sante. La source vive dont parlait Jésus à la Sama-
ritaine, la source divine est ouverte en moi.
VII
L'effort moral pour puiser dans cette source,
c'est la prière, nom sacré, le plus clair de tous pour
exprimer l'acte fondamental de la vie libre et rai-
sonnable. La prière continue est donc le devoir
essentiel, universel et principal de tous les hommes,
précisément comme le devoir de la feuille verte est
d'attirer la sève et de respirer l'air : sans quoi la
feuille va sécher et tomber.
VIII
Il faut se rappeler ici cette autre déclaration
évangélique : « Ayez la foi en Dieu, et alors, quoi
« que vous demandiez {quidquid petieritis), quoi
« que vous commandiez sans hésiter, ce sera fait
« [quidquid dixeritis fiet). » Telle est l'idée com-
plète de la prière. L'Evangile nous apprend que la
prière, c'est-à-dire l'acte d'âme fondamental, est
d'un côté demande à Dieu, et de l'autre, ordre in-
cîilqué aux choses. L'âme supplie Dieu d'envoyer
la vie, et aux obstacles de disparaître, transportant
par la foi les montagnes, qui arrêtent la marche du
monde.
IX
évangélique, le grand devoir de la prière, celui-là
remplit tout devoir.
Quiconque donc remplit, dans l'étendue du sens
DB LA SCIENCE DU DEVOIR 213
Celui qui prie assiste toutes les âmes, il assiste
ses frères et les soutient par le salutaire et puis-
sant magnétisme d'une âme qui croit, qui sait et
veut. Il opère ce que saint Paul nous supplie de
faire avant toutes choses^ -ries prières, des suppli-
cations, des instances, et des actions de grâces
pour tous les hommes.
Quel est le sens scientifique de ceci? c'est que,
très réellement, comme le dit Fénelon, les hommes
se touchent d'un bout du monde à l'autre. Ils nous
touchent! Voilà donc ce prochain qu'il nous faut
assister. Or, en ce réel contact des âmes, est-ce que
mes élans de cœur, mes certitudes, mes résolutions,
mes lumières ne sont en rien communicablesr* Certes,
si aujourd'hui les corps se touchent et se communi-
quent d'un bout du monde à l'autre, dans l'élec-
tricité, me fera-t-on croire, je vous prie, que les
âmes ne communiquent pas? Mais le contact des
âmes, certain d'avance par la raison et par la foi,
est aujourd'hui sensible par l'expérience. Ici en-
core, moi qui écris ces lignes, je sais, j'ai \'u. Eh
bien! ô âme, si vous avez en vous la source vive,
la source des rayons, des impulsions, des convic-
tions, des espérances, comment ces flots vivants
pourraient-ils ne pas découler de votre âme sur
toute âme? Oh! voilà la grande assistance! C'est
pour cela qu'Isaîe dit : « Quand tu auras versé
« ton âme dans une autre âme qui allait succom-
« ber, quand tu auras rempli l'âme affamée, ce sexa
• la justice et la plénitude du Devoir (i). o
<1) ISAIK, cap. XtVUL.
214 LES APHORISMES
Et saint Paul nous demande l'incessante vij^î-
lance dans l'essentiel et nécessaire accomplissement
de ce devoir : assistance de l'âme à toute âme.
Ecoutez-le : « Ne cessez de prier, ne cessez de
« supplier, en tous temps, dans le Saiot-Esprit ;
« ne cessez de veiller, dans cet Esprit-Saint, en
« toute instance et toute supplication pour tous vos
« frères (i). »
Et ne semble-t-il pas que si vous cessez de veiller,
d'insister, de faire effort, de tenir bon, tout va se
relâcher, le monde va reculer, vos frères vont sentir
en eux moins de force et d'appui? Oui, certes, il en
est ainsi. Chacun de nous, pour sa part, porte le
monde ; et ceux qui cessent de travailler et de
veiller chargent les autres.
Donc, encore une fois, le devoir envers Dieu
implique tout. Tout devoir implique tout devoir.
Mais distinguons encore.
(1) Tim^ u.
<#•#
CHAPITRE III
DEVOIR DE l'homme ENVERS LUI-MÊME
NOTRE devoir envers nous-mêmes, c'est de
nous élever nous-mêmes.
Il y a une éducation primitive, imperson-
nelle, qui est de Dieu, de la nature et de la société.
Mais Dieu qui nous commence par lui-même ou par
sa création, Dieu veut que nous nous achevions par
réflexion et liberté : c'est l'éducation personnelle.
II
Ici, la première partie du Devoir, c'est le profond
respect de ce qui est commencé en nous, sans nous,
par Dieu, par la famille, par la société, par l'Eglise.
C'est l'assimilation laborieuse et l'adoption par
choix de ce qui nous était d'abord imposé ou ino-
culé. Ici commence la crise de l'éducation person-
nelle.
III
Cette crise, de nos jours surtout, n'est pas bien
traversée par la plupart des hommes. Ils ne res-
pectent pas, n'acceptent pas et n'approfondissent
pas. Ils méprisent et ils foulent aux pieds les riches
2l6 LES APHORISMES
données providentielles. Au lieu d'imiter les Apô-
tres en présence des filets remplis ; au lieu de dis-
cerner, de prendre à peu près tout, en repoussant
quelques rebuts, ils rejettent en bloc dans la mer
cette abondance qui leur était venue par grâce.
Après quoi, la plupart vivent tout le jour, pauvres
de vie morale, pauvres de foi, et ce n'est que
l'épuisement et la tristesse du soir qui les ramènent
à rechercher, à retrouver quelque chose des ri-
chesses qu'ils tenaient le matin dans leur miracu-
leux filet.
IV
Beaucoup d'hommes, il est vrai, manquent du
bienfait de l'éducation primitive ; ils naissent sans
patrimoine m.oral, et n'ont reçu peut-être, pour via-
tique de cette vie difficile, que la perversité des
exemples et des maximes. Mais la raison et l'Evan-
gile le disent : il ne sera demandé à chacun que ce
qui lui aura été donné. Dieu demande à chaque
âme une seule chose, toujours possible et toujours
provoquée en nous par la conscience et l'impulsion
actuelle du Père, savoir : l'effort pour s'orienter
vers le bien à partir du point, quel qu'il soit, où
l'on est.
V
En chaque point où se trouve une âme, s'ouvre
toujours la double voie. Toujours ceci est vrai :
« Dieu pose l'homme et lui donne sa loi, puis le
« laisse à sa liberté ; la vie, la mort sont devant
o lui, il aura ce qu'il choisira (i). » Le premier acte
de l'éducation personnelle, acte d'où tout dépend,
(1) Eccii.. xr. 1*.
DE LA SCIENCE DU DEVOIR 21 J
c'est le choîx primitif radical, entre la double direc-
tion : droiture, perversité, bien ou mal, vie ou mort?
Voulez-vous être bon? Voilà bien la question pre-
mière.
VI
La droiture, l'orientation instinctive vers le but,
quelque pratique de la justice connue, quelque
amour de la vérité entrevue, voilà ce qui conduira
l'homme, de proche en proche, où Dieu le veut, s'il
persévère, s'il fait effort, s'il veut marcher.
VII
Qu'il marche donc et fasse effort, et entreprenne,
à partir du point où il est, l'éducation de tout son
être, esprit et corps.
VIII
On parle quelquefois du devoir envers notre
corps. Pourquoi non? Or, le premier devoir envers
le corps, c'est, avant tout, le bon choix entre les
deux directions morales, bien ou mal, vie ou mort.
La santé, la longévité, la beauté, vous les donnez
le plus souvent à votre corps par votre choix. La
grande majorité des hommes tuent leur corps par
le vice. La science a fait l'axiome qu'il faut répéter
à chaque page : L'homme ne msurt pas, il se tue.
Et quant à la beauté, c'est l'âme qui transfigure le
corps et qui lui donne un sens. L'expression de la
face de l'homme n'est que la résultante des habi-
tudes. Assistez donc ce pauvre corps, soutenez-le,
transfigurez-le, s'il se peut, par la sérénité, la pu-
reté, la paix, par le courage, par rintelligeoce, et
2l8 LES AFHORISMES
par la noblesse décidée des désirs, des habitudes et
des résolutions.
IX
Encore un mot sur le devoir envers le corps.
Souvenez-vous de ces trois paroles : « i" La sa-
^^ gesse, dit l'Ancien Testament, ne peut pas ha-
«• biter dans un corps que le péché corrompt (i).
« 2** Lorsque votre intention est simple et droite,
« dit l'Evangile, tout votre corps est éclairé, et il
« devient pour vous comme un réflecteur de lu-
a mière {2). 3* La beauté du visage dans un âge
m avancé est comme la lampe qui luit sur le chan-
« délier saint {3). » N'oubliez pas que c'est l'homme
tout entier, âme et corps, qui agit en tout, même
dans l'œuvre morale et intellectuelle. Enfin n'ou-
bliez pas que la sainte communion catholique se
donne pour protéger et soutenir l'âme et le corps :
Ad tutamentum mentis et corporis.
Mais revenons à l'âme. Le choix fait, la mort
écartée et la vie posée en principe par la droiture
de l'intention, il faut, pour que cet acte fondamen-
tal de l'éducation personnelle donne ses fruits, il
faut agir et travailler, et déployer ses forces. C'est
le moment. « Prends de la force, et deviens
« homme, » dit alors la conscience : Confortare et
esto vif. Cette parole est dite à tout homme à l'en-
trée de la vie, comme au prophète à l'entrée de la
(1) Sagesne, i, 4.
(î) LT3C, XI, 38.
(8) Luoema splendens snper candel&brum sanctum, specle.^
laclei SQper aetatem stabilem. {Eccli, zxyi, 99.)
DE LA SCIENCE DU DEVOIR 2I9
terre promise. Il s'agit en effet d'entreprendre, et
cela par nous-mêmes, l'éducation de l'inteUigence
et l'éducation de la volonté. Il s'agit de conquérir
la vérité, la liberté.
XI
La vérité, la liberté, quel but! L'Europe contem-
poraine n'est pas encore arrivée à ce but. Le monde
n'a pas encore poussé l'Evangile assez loin pour le
connaître comme vérité, à plus forte raison pour en
tirer la liberté. Les immenses régions lumineuses
déjà conquises sont éparses comme sciences sépa-
rées, ne sont pas encore rassemblées comme vérité,
ramenées à Dieu et à l'âme, au devoir, comme
source et instrument de liberté. Mais je ne cesse de
dire que nous sommes en cette crise, et que a les
aigles » cherchent à s'assembler. Les sciences con-
vergent, et c'est dans la science du Devoir qu'elles
semblent vouloir s'unir. Beaucoup d'esprits l'entre-
voient et le veulent. Gloire aux héroïques ouvriers de
l'esprit qui précédant leur siècle, découvriront le
grand passage vers la terre promise, le passage,
par la vérité, à la justice et à la liberté! Voilà le
devoir du génie.
XII
Mais il s'agit ici de nous, de nous tous, du der-
nier d'entre nous. S'éclairer et s'instruire, chercher
la vérité, c'est le devoir de tous les hommes. Que
faire si le génie, si les peuples le» plus avancés
cherchent encore?
Or, ce qui est le suprême devoir du génie est
aussi le premier et le plus simple devoir intellectuel
2aO LES APHORISMBS
de tout homme. Et pour tout homme, le devoir est
possible. Voici comment : « Cherchez d'abord le
« royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous
« sera donné par surcroît. » Voilà toute la mé-
thode, méthode simple et méthode nécessaire pour
arriver à la vérité.
Poursuivez la justice, la vérité est donnée par
surcroît. Cherchez la connaissance et la pratique du
devoir, c'est le propre commencement de la marche
vers l'ensemble des vérités ; c'est aller vers cette
science suprême dont Jésus dit : Si vous conservez
ma parole, c'est-à-dire si vous pratiquez la justice,
vous CONNAITREZ LA VÉRITÉ.
XIII
La morale, morale sociale et individuelle, natio-
nale et internationale, la morale, dis-je, ses consé-
quences et sa sanction, ses conséquences éternelles
et présentes, quelle science ne rentre pas dans cette
science-là? h'hygiène y rentre, et combien n'est-il
pas nécessaire d'enseigner l'hygiène à tout homme!
Toute Véconomie politique est-elle donc autre chose
que la morale : science du travail et de la sagesse,
de l'équité et de la liberté, et des sanctions immé-
diates, matérielles, manifestes, du travail, de la
sagesse, de l'équité et de la liberté? C'est l'un des
plus saisissants points de vue de la science du
Devoir. La politique est identique à la morale ;
ceux qui l'ignorent sont politiques du temps passé.
Et Vhistoire n'est-elle pas la morale en action?
Qu'y doit-on voir, sinon la marche du genre hu-
main, accélérée ou entravée par le bien ou le mal?
Et la géographie, inséparable de l'histoire, n'im-
DE LA SCIENCE DU DEVOIR 221
plique-t-elle pas la science de la nature entière, et
o'apport€-t-elle pas dès lors à la morale tout ce tri-
but? Que dire de la logique? N'est-elle pas vérita-
blement inséparable de la morale, comme sont in-
séparables l'intelUgence et la volonté, deux facultés
d'une même âme simple (i)?
Le devoir donc, le devoir intellectuel, est de
chercher surtout cette science d'ensemble qu'on peut
nommer la vérité. Et ce résumé se trouve être plus
clair que les détails et ce tout est, à la fois, et plus
riche et moins lourd que les parties.
XI
Mais, à vrai dire, le devoir intellectuel consiste
moins encore dans l'acquisition de la science que
dans l'éducation des facultés. « La vie est plus que
« que la nourriture, dit l'Evangile, et le corps plus
que le vêtement; » formule applicable partout. Con-
sidérez vot-e esprit comme un être à qui vous devez
assistance, et comprenez qu'il vaut mieux lui don-
ner la force que le vêtement, et la santé que la
richesse, et la vertu que tout le reste. Rendez votre
esprit juste, actif, prudent, droit, sincère, désinté-
ressé. Acquérez ce que saint Thomas nomme les
vertus intellectuelles, et vous aurez donné à votre
esprit plus que la science. Vous lui aurez donné la
lumière et la liberté, et vous aurez créé en vous la
raison consistante, capable de se tenir debout dans
les tempêtes de l'opinion et de la passion.
(1) Notre siècle est oelul de la sclonc^ comparée, et 11 «
comniADcé avec bonb«ur tous ces rapprocbemeuts.
222 LES APHORISMES
XV
La maternelle Providence a voulu que C€ premier
devoir intellectuel, la poursuite des vertus de l'es-
prit, fût beaucoup plus accessible à tout homme,
riche ou pauvre, que l'acquisition de la science.
Lisez les admirables pages de Channing sur l'édu-
cation personnelle de l'ouvrier. La science elle-même
d'ailleurs, quand on le voudra bien, sera beaucoup
moins inaccessible à la masse des hommes qui
travaillent, qu'on ne le saurait croire à la vue de
l'état pédantesque où vivent encore nos sciences.
L'exposition des sciences en langue vulgaire est l'un
des plus pressants devoirs intellectuels des grands
esprits et des amis de l'humanité.
XVI
Et n'oublions jamais que, de toutes les vertus in-
tellectuelles (i), la plus féconde et la plus nécessaire,
c'est la foi : la foi dans tous les sens du mot, y
compris son grand sens théologique. La foi, c'est
l'assentiment libre, habituel, de l'esprit et de la vo-
lonté, aux vérités que Dieu révèle. Qu'il les révèle
à la conscience, à la raison, au genre humain ou à
l'Eglise, par la nature ou par l'histoire, par tradi-
tion ou par inspiration, naturellement ou sumatu-
rellement, la foi est une vertu de l'âme qui sent,
en toutes choses, ce qui est de Dieu ; qui le sent,
dis-je, qui s'y attache, et prend Dieu même. Dieu
réel et présent, pour fondement de ses magnifiques
certitudes. La foi, divine ténacité de l'âme, tient à
(1) Voyez dans notre Logique, le livre des Vertus intellec-
tuelles inspirées.
DE LA SCIENCE DU DEVOIR 223
Dieu même, à Dieu, source de vérité et source de
liberté. La foi est l'orientation de l'âme tout en-
tière vers le vrai. Elle sait d'avance que la vérité
EST, qu'elle est belle, qu'elle répond à tout. La foi
possède la vérité avant de l'avoir vue, et y tient
par le centre et le fond quand la surface de ré-
flexion n'en analyse encore aucun détail.
XVII
Et c'est ainsi que les vertus intellectuelles tien-
nent aux vertus morales. La foi est la racine com-
mune. La foi est précisément cette parole dont
Jésus a dit : « Si vous conservez ma Parole, vous
« connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra
« libres. » O hommes, c'est ici ou jamais qu'il faut
l'effort de l'éducation personnelle. C'est de la li-
berté maintenant qu'il s'agit, et de toute votre
dignité d'hommes. C'est ici qu'il faut dire : « Aide-
« toi, le ciel t'aidera ; prends de la force, et de-
ce viens homme! » — Courage, ami ; fussiez- vous
courbé tout le jour par le travail vers la terre, fus-
siez-vous enfoui dans les mines, courage, levez la
tête, et laissez bondir votre cœur! L'éducation mo-
rale, encore beaucoup plus importante que l'éduca-
tion intellectuelle, est toujours en vos mains. Vous
avez Dieu, la raison et la foi, la droiture, la bonne
volonté, la prière et l'élan du cœur ; vous pouvez
faire de votre esprit une lumière toujours grandis-
sante, et de toute votre âme, une âme libre. Vous
pouvez devenir un homme, un sage, un saint, un
bienfaiteur de votre race et du genre humain. Oui,
par la seule consistance de votre âme en Dieu,
dans la justice et dans la vérité vouJues, dans le
224 LES APHORISMES
courage qui donne la liberté, vous bénissez implici-
tement et vous aidez les âmes de tous les hommes.
Vous êtes dans le faisceau des âmes, un aimant vi-
goureux qui aimante et oriente les autres.
Et nous venons ici à nos devoirs envers autrui,
presque déjà remplis par l'accomplissement du de-
voir envers Dieu et envers nous-mêmes.
^^
CHAPITRE IV
DEVOIRS DE l'homme ENVERS AUTRUI
LA FAMILLE
IL les faut tous assister et aimer! la famille, la
patrie, l'homme, quel qu'il soit, qui se trouve
blessé près de nous, le genre humain, l'Eglise,
c'est-à-dire l'assemblée des hommes unis entre eux
et avec Dieu. Quels objets à aimer, à servir, à
aide* dans la marche avec Dieul
I
Mais, pour accomplir toutes ces choses, après
votre éducation personnelle, ô homme, bénissez
Dieu, vous n'êtes pas seul! Oh! si vous étiez seul,
que la tâche serait lourde! Malheur à l'être moral
qui serait seul! Mais l'homme n'est pas un être soli-
taire, c'est un être groupé. La grappe, l'épi sont
bien plutôt notre symbole que la perle ou que le
diamant. Ami, il y a la famille, la famille dont vous
sortez, et la famille que vous fondez.
II
La famille! Parlons de celle que vous fondez.
Peut-être comprendrez-vous mieux. Oui, pour ac
complir ce° devoirs et vous aider dans ces efforts,
LES SOURCES )5
226 LES APHORISMES
VOUS avez un secours intime, un aide qui est pres-
que vous-même : Adjutorium simile sihi. Vous avez
une permanente ressource, une récompense tou-
jours présente, un objet visible d'amour à qui Dieu
même vous a uni par contrat naturel, social, légal,
sacré. Voilà la force; « car, dit le Christ, lorsque
« deux d'entre vous s'unissent en mon nom sur la
« terre, quoi qu'ils demandent, ils l'obtiendront. »
On peut donc tout. O ami, dix années de travail
et d'éducation personnelle vigoureuse, est-ce trop
pour vous rendre digne que Dieu vous donne sa
fille comme compagne de toute votre vie? Ingorez-
vous que le mariage chrétien dans sa condition
sainte implique ceci : c'est que Dieu même donne
son fils ou sa fille, et une dot qui est un royaume?
III
Cette condition, notre théologie inconnue, — elle
est publique, écrite partout, mais inconnue, —
notre théologie catholique la définit ainsi : Le ma-
riage est un sacrement des vivants, c'est-à-dire
qu'il faut être en état de grâce pour se marier
comme pour communier. Qui d'entre nous ose com-
munier indignement? Personne. Pourquoi donc
osez-vous vous marier indignement?
IV
Oui, îa voilà, cette fille de roi, qui méritait qu'on
travaillât pour l'obtenir et que, pour gagner son
amour qui vient du ciel, on fût beau, pur, coura-
geux, intelligent, libre, honoré, ami de Dieu, ca
pable par le caractère et le talent de la défendre,
DE LA SCIENCE DU DEVOIR 227
de l'aider et de la glorifier, elle et les fils qu» naî-
tront d'elle!
Mais ces choses sont si grandes, que l'amour
seul, l'amour d'un noble cœur, peut les compren-
dre. Heureux la siècle, prochain j'espère, qui aura
le respect pratique et l'intelligence de ce sacrement
des vivants! Alors on pourra dire : Retour à Dieu,
commencement de l'ère sociale du christianisme par
la transformation de la famille, par le mariage
chrétien enfin compris!
VI
Le vrai mariage, le mariage saint, le mariage
avec le fils ou la fille de Dieu, quelle fortune et
quel avenir! Mais est-ce que le dernier des hommes
n'y est pas appelé? Gloire à Dieu! Tous les
hommes ont une grande mission! Les différences
sociales s'effacent devant cette grande égalité du
royal mariage offert ' à tous avec le fils ou la fille
de Dieu.
VII
Et que serait-ce si je parlais ici de ceux qui par
un plus étonnant mystère, entrent plus avant en-
core, pour la vie et l'éternité, dans l'intime adop-
tion de Dieu? Voilà surtout ceux qui peuvent dire :
« Je ne suis pas seul, car mon Père est en moi. »
VIII
Mais c'est surtout quand l'homme est père qu'il
connatt de quels biens Dieu nous comble dans la
228 LES APHORISMES
famille. Quant à moi, je ne comprends bien la
grandeur de ces dons primitifs qu'à mesure que
j'avance dans la vie. Heureux les petits enfants,
récentes fleurs que rien n'a flétries, et dont l'Evan-
gile dit r a Leurs anges voient en tout temps la
« face du ^ère qui est au ciel. » Oui, l'inspiration
pure du Père, qui est au ciel et dans leur âme,
coule abondante et sans entrave dans leurs âmes
innocentes. Leurs anges voient Dieu. Eux, ils n'en
savent rien, mais ils en vivent, et tressaillent de
joie dans cette lumière universelle du Père où ils
croissent pleins de pressentiments, de germes, de
ravissants élans. Or, qui est le ministre et le prêtre,
et j'allais presque dire le Dieu visible de cette pre-
mière période de la vie? C'est le Père.
IX
Oui, j'en ai le plein et bienheureux souvenir,
comme s'il était d'hier, et beaucoup d'âmes m'ont
raconté les faits de leur enfance, assez nombreux,
assez distincts pour servir de base scientifique. Oui,
l'âme pure du petit enfant voit dans son père un
homme divin, tout sage et tout-puissant, et dans
sa mère tous les trésors de la bonté, de l'amour et
de la beauté. Je ne sais rien de plus profond que
ces paroles de la piété chrétienne que disent aux
petits enfants, dans les écoles et les églises, les
prêtres et les religieuses : « Mon enfant, voyez
« dans votre père Jésus-Christ, et dans votre mère
« la sainte Vierge! » La famille, c'est l'Eglise pri-
mitive et privée, c'est la religion naturelle, admi-
rable symbole, puissante préparation de la surnatu-
relle et universelle religion. O homme, ô compagne
DE LA SCIENCE DIT DKVOIR 22g
de l'homme, voilà donc ce que croient de vous ces
petits! Voilà ce que Dieu leur fait croire, Dieu qui
veut leur donner, en vous mointrant à eux, les
saintes visions et les idées divines, les plus grandes,
les plus vraies, les plus fécondes qu'ils pourront
jamais acquérir! Parlez! est-ce une assez magni-
fique mission? Votre devoir, c'est donc de repré-
senter Dieu! Etre pour eux un Dieu visible, les
remplissant ainsi de joie, de foi, de confiance,
d'idéales espérances, de célestes images, et sou-
vent, dès la plus tendre enfance, d'ineffaçables sen-
timents de justice, d'héroïsme et d'honneur. Voilà
ce que vous leur devez. C'est pour eux l'impulsion
initiale de la vie : ne voulez-vous donc pas la ren-
dre, pour ces pauvres petits que Dieu vous a con-
fiés, puissante, heureuse et sainte? Dieu soit loué!
il y a des pères et des mères qui remplissent, en
esprit et en vérité, cet admirable sacerdoce. Et
vous, ne le voulez-vous pas aussi? Vous leur devez
donc, ô mon frère, le spectacle de toute beauté mo-
rale. Le leur donnerez-vous, si vous n'êtes pur,
digne, juste, tempérant, intelligent et religieux,
maître de vous dans la douceur et la bonté? Prenez
garde! ils sentent l'imperceptible : ils voient tout,
comprennent tout.
X
Heureux, mille fois heureux ceux quf ont reçu
de leurs pères, et laissent à leurs enfants, comme
héritage fondamental, ces images et ces souvenirsl
Puissance bénie des traditions sacrées de la famille,
que vous êtes grande et que vous êtes rare! Au-
jourd'hui, les générations morcelées vivent à part,
I
230 LES APHORTSMES
et les familles ne forment plus, dans la trame so-
ciale, ces lig'nes suivies, fermes et continues, qui
font la solidité de l'ensemble. Oh! que ne com-
prend-on la noblesse! Et comment tous les hommes,
depuis le prince jusqu'au dernier des pâtres, ne la
désirent-ils pas et ne travaillent-ils pas à la fonder?
Oui, la noblesse pour tous! Elle est ouverte à tous
par le travail et la vertu. Le culte des ancêtres!
Belle parole et grande chose! Est-ce donc que tout
homme n'a pas en lui le profond et providentiel
désir de laisser une mémoire bénie? Le Christ lui-
même, second père des hommes, lorsqu'il transmet
son sang à la nouvelle humanité, n'a-t-il pas dit :
a Faites ceci en mémoire de moi? » Est-ce que tout
père ne devrait pas aussi vouloir transmettre, avec
son sang, uine noble, sainte et bienfaisante mé-
moire?
XI
Voici que depuis peu de jours l'art de fixer
l'image de la figure humaine devient si populaire et
si facile, que les peintres, aidés du soleil, parcou-
rent dans toute l'Europ^e jusqu'aux moindres vil-
lages, et font si bien que fort souvent ils ne lais-
sent pas dans la contrée une seule figure humaine
sans la saisir. Eh bien! voilà les portraits des an-
cêtres. Ce qui n'était possible, il y a quelques siè-
cles, qu'aux rois et aux seigneurs, sera bientôt
réalisé pour tous ; l'usage de ces collections s'éten-
dra : on mettra les noms et les dates, puis quelques
faits saillants : fonctions, honneurs, services, actes
de dévouement. Les maires et les curés signeront
les portraits, ccwistateront les souvenirs. Voilà les
DE LA SCI NCE DU DEVOIR 23 1
parchemins, voilà les titres <ie noblesse! O mon
frère, qui que vous soyez, devenez fondateur ou
bien régénérateur d'une race noble! Portez avec vi-
gueur à son grand but, qui est la multiplication des
justes et des enfants de Dieu, celle des lignées hu-
maines dont vous êtes un anneau : en cela seul,
vous aurez été un bienfaiteur de l'humanité.
XII
Oui, nous ferons ces choses, et bien d'autres,
quand la lumière et la céleste sève évangél'ques
rentreront dans ces masses humaines desséchées,
comme lumières et ondées de printemps sur les
campagnes après l'hiver (i). Oui, c'est mon cher
espoir, avant trois siècles quand le chaos présent
sera dompté, quand la science du Devoir aura fait
le progrès dont la crise s'opère aujourd'hui, les
nations deviendront plus nobles, et la noblesse pé-
nétrera jusqu'à leurs dernières fibres (2).
(1) « Mais la tempête se dissipera, comme 11 est déjà plu»
« d'une fois arrivé, et la lumière chrétienne rei>renclra au-
« dessus des nuages amassés de mains d'hommes, son éclat eÊ
« son empire. Cet avenir est écrit dans l'histoire du passé. •
(GuizoT, L'Eglise et la SocUté chrétienne, p. 94.)
(2) Ici se placeront, en temps opportun, les deux chapikroa
sur DOS devoirs envers la patrie et le genre humain.
•#■•#*
CONCLUSION
La volonté d'abolir la misère con-
duit à l'Evangile et puis à
l'Eglise catholique.
La terre remplie, et trop petite,
tend vers le ciel.
Au fond, la grande terreur et la
grande douleur, c'est la mort. La
grande consolation sera donc
l'immortalité manifeste.
E ne demande au monde contemporain qu'une
seule chose : la volonté déterminée d'abolir la
misère.
Qu'on se décide publiquement, solennellement, à
prendre pour devise la parole de Moïse : « O
« Israël, tu ne souffriras pas qu'il y ait dans ton sein
« un seul mendiant ni un seul indigent. »
Que tous les peuples, toutes les sectes, tous les
partis s'accordent sur ce point unique et le pour-
suivent sans jamais s'arrêter, et il suffit.
Je dis que, par cela même, la justice, la vérité,
la religion se répandent sur la terre.
Par cela même, le christianisme et le catholi-
cisme, qui est le christianisme entier, gouvernent
le monde.
Comment cela?
C'est que le christianisme entier, on ne peut trop
CONCLUSION 233
le répéter, se réduit à un point : « J'ai eu faim,
« dit le Christ, et vous m'avez nourri : vous êtes
« sauvés. — J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas
« nourri : vous êtes jugés et condamnés. » Voilà
le point. Selon l'Evangile, tout est là, non en ce
sens que ce seul point exclut le reste, mais en ce
sens qu'il implique tout. Il implique et attire et sup-
pose toute pratique, toute vertu chrétienne, et la
vraie vie de l'âme en Dieu.
Donc, si nourrir ou ne pas nourrir Jésus-Christ,
c'est-à-dire le moindre des hommes qui souffre, est
toute la base du jugement dernier, toute la ques-
tion du salut éternel, il est bien clair que ce point
seul est et implique le christianisme entier.
Donc les individus et les peuples opéreront
le christianisme entier, c'est-à-dire le catholicisme,
dès qu'ils travailleront de tout leur cœur et de
toutes leurs forces, avec persévérance jusqu'au
succès, à nourrir de pain la masse des hommes que
la misère dévore.
Donc, encore une fois, c'est l'œuvre chrétienne,
essentielle, qu'entreprendront les sociétés humaines,
dès qu'elles entreprendront de bannir de leur sein
la misère.
N'est-ce pas évident?
Essayez de multiplier les paîns en Europe, dans
une nation. Essayez de chasser la misère, en la
remplaçant par l'aisance, ou seulement par la pau-
vreté supportable, — j'appelle ainsi celle qui ne tue
pas ; certes, ce n'est pas demander trop ; — eh
bien! dès le premier effort, vous voyez de vos yeux
qu'il est de toute impossibilité de modifier en rien
la condition des classes souffrantes, si vous ne les
234 CONCLUSION
moralisez. Vous voyez de vos yeux où est l 'obs-
tacle, le grand obstacle fondamental et presque
unique : c'est l'état moral des classes pauvres, c'est
l'ignorance, la paresse et le vioe. Vous voyez de
vos yeux l'absolue impossibilité de modifier en rien
la condition de ceux qui souffrent, si vous ne les
rendez meilleurs.
Cela bien vu, essayez ce second travail, et. dès
le premier effort, vous découvrez le nœud de la dif-
ficulté : vous voyez s'il est possible de rendre les
hommes meilleurs sans religion ; si vous pouvez
transformer la famille, élever l'homme, la femme,
l'enfant, sans Dieu, sans loi, sans foi. Oui, ce défi
banal du prêtre au philosophe, cet axiome rebattu :
« Point de morale sans religion, » est de la plus
absolue solidité ; bien compris, il ne peut manquer
de devenir, avant un siècle, la démonstration à la
fois expérimentale et scientifique du christianisme
et du catholicisme.
Mille ans d'efforts par la morale abstraite et pu-
rement philosophique ne feront pas avancer d'un
seul pas. Mais vingt-cinq ans de bonne volonté
dans la propagation de la vraie religion peuvent,
en une seule génération, changer la face d'un
peuple.
Mais de quelle religion s'agit-il?
13 n'y en a qu'une dans le monde, le christia-
nisme ; les autres ne sont pas discutables.
Donc en persévérant, on démontrera que, pour
vivre de pain, il faut vivre d'abord de vie morale, et
que, pour vivre de vie morale, il faut vivre de Dieu,
du Dieu de l'Evangile.
On démontrera, dis-je, que Dieu seul multiplie les
CONCLUSION 235
pains, et l'on verra par expérience que Dieu, Dieu
incarné et réellement présent dans l'Eglise catholi-
que, est la seule force qui multiplie les pains. Jésus-
Christ seul multiplie les pains.
Et telle est en réalité, je l'espère, la marche que
va suivre, et même que suit dès à présent, l'histoire
des peuples européens.
II
Il y a parmî nous, depuis longtemps d^jà, une
bonne volonté générale et croissante d'améliorer le
sort des hommes qui souffrent, c'est-à-dire de la
grande masse humaine qui couvre la terre.
Mais, il y a cent ans, les hommes qui, comme
Voltaire, parlaient le plus d'humanité et du soula-
gement des opprimés, ces hommes espéraient déli-
vrer les peuples, et leur apporter le bonheur en les
livrant à la nature et à la volupté, en leur donnant
la liberté sans frein, et en brisant le joug des lois
morales.
Aujourd'hui, grâce à Dieu, s'il est un point que
les tribuns les plus fougueux soutiennent avec
ardeur, dans la lumière de l'évidence et dans le dé-
tail de la science, c'est la Morale, comme unique
source du progrès.
Aujourd'hui, l'esprit du siècle dit : Nul progrès,
nul bonheur, sans loi morale! et sans le culte austère
de la justice; travail, continence et sobriété! Jus-
tice et loi morale? Voilà ce que disent toutes les
voix. Mais plusieurs crient : Point de religion! Or,
avant cent ans, j'espère, tous les yeux verront que
si la vie du corps, si le pain quotidien n'est donné
236 CONCLUSION
que par la vie morale, la vie morale, à son tour,
n'est donnée que par la religion.
Je sais un homme, considérable et fort connu, qui
m'assure être devenu chrétien par cette voie expéri-
mentale : «t Je me suis attaché, me dit-il, à quelques
familles pauvres que j'ai suivies pendant plu-
sieurs années dans tout le détail de leur vie, me
demandant comment leur donner le bien-être? j'ai
vu qu'un progrès de bien-être dépendait d'un pro-
grès moral, et qu'un progrès moral dépendait d'un
progrès religieux. Ceci est à mes yeux de la
science expérimentale aussi certaine que celle des
lois physiques. — J'ai fait plus. J'ai conseillé le
même travail à des jeunes hommes indécis dans
leurs convictions. Je leur ai dit d'entreprendre, sans
aucun préjugé, ni parti pris, l'étude suivie et dé-
taillée de quelques familles pauvres, et de chercher
la cause et le remède. Leur conclusion n'a jamais
varié : nul progrès de prospérité sans un progrès
moral ; nul progrès moral sans progrès religieux. »
Un écrivain souvent furieux, mais quelquefois
lucide, adressait au clergé catholique l'exhortation
suivante.
Après avoir puissamment démontré que la source
de la misère n'est autre que le défaut d'équilibre
dans la raison publique et dans les mœurs, il disait :
« Voilà la vérité, 6 prêtres, qu'il serait digne de
vous d'annoncer dans toutes vos églises ; voilà, de
nos jours, le commentaire le plus éloquent que vous
puissiez faire de l'Evangile ; voilà les vérités qui,
publiées par vous, et entrant dans la foi des peuples
en même temps qu'elles sont démontrées par la
science, termineraient pacifiquement la crise pré-
CONCLUSION 237
sente en faisant de vous les chefs naturels du pro-
grès.
a Et, en même temps que vous adresseriez aux
riches l'exhortation évangélique commentée par la
science évidente, nous, les tribuns du peuple, nous
lui dirions :
« Que la cause de ses souffrances, c'est l'immo-
« ralité universelle, et que la prenûère chose à faire
« pour détruire le paupérisme et assurer le travail,
« est de revenir à la sagesse. Nous démontrerions
« à ce peuple, par des chiffres qu'il comprendrait,
« que dans les conditions les plus favorables, en
« supposant réunies toutes les influences heureuses
« du del, de la terre, de l'ordre et de la liberté,
« il ne peut espérer une somme de richesse maté-
« rielle qui égale la moyenne de un franc cinquante
« centimes par tête et par jour, pour une popula-
« tion de trente-six millions d'âmes répandue sur un
« territoire de ving-sept mille lieues carrées.
« Qu'ainsi, la plus grande partie de sa félicité
« doit être cherchée au for intérieur, dans les joies
« de la conscience et de l'esprit.
« Et après l'avoir ainsi disposé à la modération,
« nous lui ferions comprendre qu'aucun homme, au-
« cune classe de la société ne pouvant être accusée
« du mal collectif, toute pensée de représailles doit
« être abandonnée, et qu'après nous être si
* longtemps écartés de la justice, notre de-
« voir est de revenir à l'équilibre par une marche
« graduelle qui ne soulève pas de colères, et ne
« fasse ni coupables, ni victimes.
« Vous chargerez-vous, ô prêtres, tandis que
« nous prêcherions ainsi le prolétaire, de prêcher de
238 CONCLUSION
« votre côté les puissants et les riches? Ce jour-là
« serait un grand jour, et la paix serait bientôt
« faite. »
Oh! oui, nous le ferons, nous l'avons déjà fait
depuis des siècles, et pour les pauvres, et pour les
puissants et les riches. C'est nous, ce semble, qui
vous avons enseigné tout cela. Mais il est bon que vous
le compreniez enfin, en croyant l'avoir découvert.
Oui, c'est ainsi et ainsi seulement que se feront
la paix et le progrès, que sera terminée la crise qui
dure depuis bientôt un siècle, et ce sera la plus
grande, la plus puissante et la plus évidente démons-
tration évangélique et catholi<aue iwii se soit jamais
faite.
Par la volonté ferme de sortir enfin de cette mi-
sère universelle, qui est la lèpre originaire du globe,
les peuples modernes en masse verront, dans le dé-
tail comme on voit les objets corporels, que la vraie
cause du mal, c'est l'immoralité universelle, et que la
ressource du monde, c'est de revenir à la sagesse.
Mais bientôt ils verront que la lumière qui peut
seule éclairer la marche vers la sagesse, c'est la lu-
mière de l'Evangile, et que la force par laquelle on
marche, c'est la vertu réelle et efficace et régénéra-
trice des vertus et des sacrements catholiques.
Ce jour-là, se sera accomplie dans le monde la
plus grande des révolutions depuis la venue de
r Homme-Dieu ; ce jour-là commencera véritable-
ment l'effet de la prière évangélique universelle :
« Que votre règne arrive ; que votre volonté soit
a faite en la terre comme au ciel ; donnez-nous au-
« jourd'hui notre pain quotidien ; délivrez-nous du
« mal. »
CONCLUSION 23g
III
C'est alors que le genre humain tout entier, dans
une force, une lumière, une liberté croissantes,
s'élancera pour remplir et dominer le globe : « Crois-
« sez, multipliez et remplissez la terre. » Et lors-
que notre terre, vraiment peuplée et cultivée, fera
vivre dix milliards d'hommes, le genre humain verra
de nouveau que la terre est petite et qu'elle ne
suffit pas.
Un temps viendra, si le monde vit, oii les hommes
comprendront que le nombre ici-bas doit s'arrêter,
et, comme il arrive à chaque homme au sommet de
la vie, on cessera de croître. L'équilibre commen-
cera, et peut-être la décroissance.
C'est alors que l'on connaîtra le devoir de trans-
figurer par la chasteté et par Vinnocence réparée le
dernier tiers de sa vie, aussi bien que de maintenir
le premier tiers dans la pureté angélique. C'est
alors que les lois catholiques sur le mariage appa-
raîtront comme la vérité même, comme la vraie loi
sociale. On verra quelle chose sacrée est le mariage,
quelle grande chose c'est de mettre un homme au
monde, quelle divint; chose c'est de sanctifier un
homme, et comment l'homme est élevé au ciel dès
cette vie, par le divin développement personnel in-
térieur que donne la chasteté.
a S'élever au ciel » est une parole que le genre
humain comprendra lorsqu'il verra que la terre est
par trop étroite.
Représentez-vous donc ce que sera l'esprit hu-
main, où il se tournera, quand l'universelle préoccu-
pation des peuples, de la science, et de la politique
240 CONCLUSION
sera celle-ci : Tout est rempli, la terre nous manque î
Et les flots humains montent toujours! Sobriété
croissante et continence croissante, voilà donc la
justice, la vertu, la nécessité.
Mais quoi? l'homme voudra toujours croître en
bonheur, et il. aura raison. C'est alors qu'il sera
démontré au monde entier : que la plus grande par-
tie de la félicité doit être recherchée dans l'âme, au
for intérieur, et dans les laies de la conscience et
de l'esprit.
Mais les hommes veulent une félicité concrète, et
les joies de la conscience et de l'esprit, si le sens de
ces mots n'est bien pris, sont une ressource abs-
traite, dont l'humanité, toujours plus altérée à me-
sure que la lumière monte, ne peut se contenter.
Mais si ces joies sont l'amour de Dieu et des
âmes, du Dieu vivant, et riche, et infini dans les
biens qu'il prodigue, l'amour des êtres personnels,
immortels dans la vie et dans la beauté : oui, alors
l'humanité entière a trouvé son issue. Alors le cœur
humain se demandera, comme je me le demande au-
jourd'hui, moi qui ai traversé le monde et la vie,
par l'âge et par la réflexion, on se demandera s'il
n'est pas quelque extension possible de cette vie
courte et de ce petit monde : on regardera au ciel,
au ciel visible et au ciel invisible : on cherchera les
liens vivants, les communications possibles de la
terre à ce qui l'entoure; on cherchera, on trouvera.
Par les merveilleux développements des sciences
de la lumière, on saura quelque chose peut-être de
l'usage des étoiles, quelcue chose de la vie actuelle,
des destinées communes de l'univers entier, quelque
CONCLUSION 241
chose de la vie intime du radieux soleil qui nous
donne la fécondité.
Et qui sait si les autres mondes ne nous seront
point une ressource? qui sait tout ce que l'on peut
tirer du soleil, et quel travail, im jour, l'homme peut
faire faire à ses rayons?
Qui sait jusqu'à quel point le Christ saura multi-
plier les pains, et surtout les rayons de l'Esprit, et
si sa promesse était vaine quand il disait : « O Père,
« je dis ces choses au monde, afin qu'ils aient ma
« joie, ma joie pleine résidant en eux! »
Qui sait si l'espèce de toute-puissance que la
prière pourra donner au genre humain, quand on
dira : Jusqu'à présent nous n'avons point prié!
maintenant que notre terre n'est plus qu'un temple
unique, où nous nous touchons tous, maintenant
que nous sommes toujours assemblés, prions, afin
que tous les cœurs se touchent, encore plus que les
lieux, et que l'intensité de la vie des âmes, que leur
divine vigueur, leur ardente prière continue soient
un soutien, une force morale et même une force
physique, et presque un aliment, pour les plus pau-
vres et les plus faibles.
Oui, le Seigneur a dit : «c Jusqu'à présent, vous
« n'avez rien demandé en mon nom, demandez et
« vous recevrez, afin que votre joie soit pleine (i). »
Demandons la joie pleine.
Et qui sait si le grand effet de cette prière et ce
don de joie pleine ne consisteront pas à croire et à
savoir que nous sommes tous, et pour toujours, une
même vie, un même amour, comme le Père et le
(1) joAH.. xn, M.
LES SOURCES 16
243 CONCLUSION
Fils sont un dans l'unité de l'amour éternel (i), et
que chaque homme peut et dort dire avec le Christ :
« O Père, je désire que là où je serai, tous ceux que
« vous m'avez donnés y soient aussi (2)! »
Qui sait, dis-je, si la joie pleine, la joie suprême
du Salnf-Esprit consolateur, ne consistera pas, dès
cette vie même, dans la claire vue donnée au genre
humain, que cette prière est la vérité, que les
hommes vivent et qu'ils vivront, et qu'ils seront
ensemble dans un lieu où ils se verront, dans ce
lieu que le premier-né de la vie étemelle, Jésus-
Christ, a promis, lorsqu'il quitta cette terre, d'aller
cous préparer : « je vais vous préparer le lieu (3)! »
Qui sait enfin si la science et la foi, et la révéla-
tion et la lumière de T Esprit-Saint, ne nous mon-
treront pas l'existence du ciel de l'immortalité, et
sa nature et son rapport à l'univers, et si de vi-
vantes relations, réelles et personnelles, naturelles
ou surnaturelles, avec les immortels de l'autre vie,
ne seront pas l'accomplissement de la grande joie»
Alors l'humanité pourra dire avec i'apôtre des na-
tions : « Oui, tout est à nous, et le monde, et la vie,
B et la mort même ; les clioses présentes et les
« choses à venir : tout est à nous (4). »
Oui, nous sommes dans la vie, et nous y reste-
rons!
Au fond, la grande terreur et la grande douleur,
c'est la mort. La grande consolation sera donc l'im-
jHîortalité manifeste.
Pourquoi la vue de T immortalité ne nous serait-
(1) Slnt anum slcut et nos unum sumus. (/KM, zix, %,)
(9) JOAH,. XVII, Si.
(a, JOAN., xrv, «.
(4) !. Corinth., m, %,
CONCLUSION 243
elle pas donnée un jour, comme tous les jours nous
avons la vue de la mort?
Mais quoi! est-ce que le fond même du christia-
nisme n'est pas déjà cette vue de la vie étemelle, la
vue du Christ ressuscité? N'est-ce pas ainsi que le
Christ nous délivre? En se montrant vivant, dit
saint Paul, il met en liberté les hommes que la
crainte de la mort faisait esclaves pendant la vie en-
tière.
Oui, j'ai cette espérance; oui, si l'humanité de-
vient juste, si dans la dernière phase de sa vie ter-
restre, elle renaît vraiment de l'Esprit, comme Dieu
le veut, oui, je l'espère, il en sera ainsi. Et l'huma-
nité, sur cette terre, finira comme un saint, dans la
sérénité de la lumière, dans la joie pleine du Christ.
FIN
\
TABLE DES MATIÈRES
\vis de l'éditeur
PREMIÈRE PARTIE
CONSEILS POUR LA CONDUITB DE L'esPRIT
Chapitre Premier. — Silence et travail du matin. 9
Chapitre II. — L'Idée inspiratrice a5
Chapitre III. — Le Soir et le Repos 3o
Chapitre IV. — La Prière 37
CHAPrrrvE V. — La Lecture ^5
Chaph-rb VI. — Foi 5i
Chapitre VI [. — Science comparée 6a
Chapitre VIII. — Mathématiques 7a
Chapitre IX. — Astronomie 83
Chapitre X. — Physique 88
Chapitre XI. — Physiologie g4
CHAPfTRE XII. — Géologie, Géographie, Histoire. g6
Chapitre XIII. — La Morale io5
Chapitre XIV. — La Théologie 110
Conclusion ^ lao
246 TABLE DES MATIÈRES
Discours sxir le devoir intellectuel des chrétiens
au dix-neuAième siècle et sur la mission des
prêlres de l'Oratoire 125
SEœNDE PARTIE
LE PREMIER ET LE DERNIER UVRB
DE LA SCIENCE DU DEVOIR
Premier livre. — Préparation i63
Chapitre Premier i63
Chapitre II 170
Chapitre III 181
Chapitre IV 194
Dernier ijvre. — Les Aphorismes de la science
du devoir 201
Chapitre Premier. — Aphorismes 201
Chapitre II. — Le devoir envers Dieu 209
GHAprrRE III. — Devoirs de l'homme envers lui-
même 2x5
CHAPrTRE rv. — Devoirs de l'homme envers autrui.
La famille 225
Conclusion ^^^ 23a
^2^
Librairie P. TEQUI, 82, rue Bonaparte, Paris (6*)
Vient de paraître : Collection Présence du Catholicisme
D'AMBRIERES s.J.
LE SACERDOCE DU PEUPLE CHRÉTIEN
Le Sacerdoce du peuple chrétien! un sujet d'actualité,
intéressant le renouveau de I'action catholique et de Ul
LITURGIE. L'ouvrage apporte sa part de clarté et de préci-
sion à l'expression, en approfondissant le fondement
théologique, contenu dans les Epîtres de saint Pierre et
de saint Paul.
C'est la mise en relief d'un aspect trop peu connu du
caractère baptismal. La grâce est d'abord purification des
péchés, et restauration du temple du Saint-Esprit, mais
encore aptitude surnaturelle à rendre à Dieu le culte
qui lui agrée, le culte institué par Notre Seigneur : c'est
précisément l'aspect sacerdotal qu'envisagent ces pages.
Un sujet qui intéresse tous les membres de l'Eglise :
Les prêtres, pour en instruire les fidèles capables de
profiter de ce mystère;
Les séminaristes, adonnés aux mouvements de jeunesse,
pour discerner le rôle du clergé de celui du laïcat : celui-
ci doit en définitive attirer au prêtre, qui seul est apte
à remplir le « ministère de la réconciliation »;
Les élites laïques, pour mieux entendre leur rôle de
membres du corps mystique du Christ;
Les religieuses, qui trouvent une source surabondante
de consolation et de courage dans la pensée de leur
participation au sacerdoce de Jésus, et de leur aptitude
à prolonger sa vie de religion sur terre.
Un sujet d'une portée immense pour la mystique chré-
tienne. Que toute âme de baptisé vive son sacerdoce, et
c'est un renouveau de ferveur et de zèle dans l'Eglise.
Librairie P. TEQUI, 82, rue Bonaparte, Paris (6*)
Vient de paraître dans la collection « Croire et Savoir ».
BRÈVES RÉFLEXIONS
SUR L'ATHÉISME MARXISTE
par M. DUQUESNE
L'étude de M. Duquesne retrace les grandes lignes du
matérialisme dialectique et historique. Celui-ci ne pré-
conise pas seulement des discussions d'idées, des chan-
gements partiels, un programme limité, mais bien une
transformation de l'univers, une révolution intégrale,
une refonte totale de l'existence humaine. Il veut créer
un homme nouveau dans un monde nouveau. Cet homme
doit être parfaitement libéré. Maître de la nature, il la
dominera, non plus pour son profit personnel et en
opprimant ses semblables, mais avec eux, dans une
société sans classes et toute fraternelle. Mais ce règne
de l'homme dans l'universelle fraternité exige qu'il
rejette au préalable l'écrasante « paternité divine » et
qu'il supprime avec violence la propriété privée des
moyens de production. C'est alors seulement qu'une orga-
nisation rationnelle, scientifique et progressive de la
planète sous l'égide du prolétariat pourra restituer à
chacun sa vraie nature qu'avaient aliénée les régimes
d'exploitation, servis et consolidés eux-mêmes par les
religions
La deuxième partie de l'ouvrage dégage la part de
vérité que renferme le message marxiste. On ne peut que
souhaiter l'avènement d'une « société fraternelle
d'hommes vraiment libres, maîtres de la nature ». Le
tout est de savoir à quelles conditions une telle société
pourra se réaliser. Les solutions proposées — ou impo-
sées — par le communisme apparaissent terriblement
ambiguës, finalement inefficaces, voire opposées à la fin
rers laquelle il voudrait acheminer la caravane humaine.
Cette fin impliquerait une refonte de l'homme, bien plus
profonde encore que celle qui est envisagée : une refonte
ontologique, et non pas seulement économique, de notre
condition. Or pareille tâche déborde manifestement n»s
forces, même parfaitement unifiées et décuplées par la
technique. Comment, du reste, parvenir ici-bas à la fra-
ternité totale et à la totale maîtrise de l'univers? Ce n'est
possible qu'avec Dieu et en Dieu, dans un état trans-
historique, après la résurrection de la nature et de
l'homme, dans une victoire que le Christ notre Paix,
nous a méritée lors de son Passage vers le Père et qui,
dès maintenant, se prépare lentement, obscurément, mais
certainement, avec notre concours actif.
Rêverie mystique? Démission de l'homme? Nous ne le
pensons pas, car la mystique véritable appelle le progrès
mécanique et l'amour de Dieu, loin d'exténuer l'humain
pour l'asservir, nous procure au contraire la promotiom
la plus haute dans l'ordre de la liberté, en même temps
qu'une générosité assez lucide et assez forte pour accom-
plir les tâches révolutionnaires les plus authentiques.
Librairie TEQUI, 82, rue Bonaparte - PARIS (6'>
J. CANTINAT, CM.
AU CŒUR DE NOTRE RÉDEMPTION
LA CENE, LA PASSION ET LA RESURRECTION
(traduction et commentaire)
Avant tout, ce livre est un commentaire des textes
évangéliques sur la dernière Cène, la Passion et la
Résurrection. Il a pour but d'expliquer ces textes,
parfois difficiles, aussi clairement que possible. Il veut
rendre très vivants les événements les plus graves des
Evangiles, ceux qui ont immédiatement trait à notre
Rédemption et se trouvent effectivement au cœur de
ce mystère.
Le lecteur se rendra vite compte que bien des tra-
vaux antérieurs, français ou étrangers, ont été consultés
pour l'élaboration de ce nouveau commentaire. Il
pourra donc l'utiliser en toute confiance.
Il y trouvera la réponse à bien des questions qu'il
se pose, comme il y trouvera un aliment spirituel de
premier choix. Tout pasteur et tout éducateur pourra
de plus s'en servir utilement dans ses instructions,
il le pourra même d'autant mieux qu'après le com-
mentaire (de la Passion et de la Résurrection), il ren-
contrera de longs paragraphes sur les leçons qui
découlent de ces mystères.
En un mot, ce commentaire, précédé d'une traduction
sur le texte grec, peut devenir occasion d'une plus
intense « Présence du Catholicisme j> dans le monde.
Librairie P. TEQUI, 82, rue Bonaparte - Paris (6*>
FOI ET INTERROGATION
par
HENRY DUMÉRY
Cet essai n'est ni une étude théologique sur la foi ni un écrit
apologétique. Il est un témoignage et il définit une attitude.
L'auteur y poursuit un dialogue avec l'incroyance contemporaine.
Il affronte les objections des nouveaux professeurs d'athéisme :
Sartre, Merleau-Ponty, Camus, Polin. Et il tente de montrer que
la foi chrétienne n'est ni un alibi du courage ni une abdication
de la liberté. A la foi-démission, qui trahit l'engagement chrétien,
il oppose la foi-promotion, celle qui interroge, qui cherche et qui
préfère l'initiative à la sécurité.
A notre connaissance, 11 n'existe nulle part dans la littérature
chrétienne d'aujourd'hui, une telle volonté de reprendre aux jeunes
maîtres athées le droit d'affirmer que l'homme est un être qui se
fait, — hardi créateur de soi par soi, artisan libre et responsable
de sa destinée. Mais cette autonomie de l'homme, loin d'impliquer
la mort de Dieu, comme le croit l'existentialisme néo-nietzschéen,
exige au contraire l'intervention libératrice de la grâce. Ainsi,
l'humanisme redevient chrétien, non par accident, mais par
essence.
L'intérêt de l'ouvrage réside dans l'honnêteté de la discussion
avec les incroyants, dans le scrupule apporté à prouver qu'ils ne
vont pas jusqu'au bout de leur véritable pensée.
D'autre part, l'auteur a su joindre à ses exposés théoriques des
suggestions pratiques. Ses études sur le comportement des catho-
liques dans l'Eglise, la famille, la Cité, ont de tels accents de
sincérité, une telle acuité critique, parfois une telle verdeur, que
nul ne pourra rester indifférent.
Livre de réflexion et d'action, de clairvoyance et de fierté chré-
tienne. Foi et interrogation s'adresse à tous ceux qui désirent
ranimer en eux, avec la Joie de penser, le courage de vivre.
Librairie P. TEQUI, 82, rue Bonaparte, Paris-Vl»
dai» la collection « Présence du Catholicisme ■» :
Michel DURAND
des Missionnaires diocésains de Bayeux
GUIDES VIVANTS SUR NOS ROUTES
€ Guides Vivants >... On s'attend à voir présenter des
contemporains! On ouvre le livre. Et quoi? Des portraits
de Saints. Et des portraits sous forme de sermons.
Est-ce une gageure?
Non.
Un mari, un père de famille, au milieu du xx* siècle,
peut se mettre à l'école de saint Louis : il ne sera ni
désemparé, ni déçu. Sainte Jeanne de Chantai ne « date »
pas pour une maîtresse de maison d'aujourd'hui. Tout
prêtre reconnaît dans le Bon Curé d'Ars un « confrère »
dont il a tout à apprendre. L'itinéraire de saint Ignace
de Loyola est parlant pour un jeune, pour un homme
au cœur bien né; et celui de Thérèse de Lisieux pour une
jeune fille. Bien des malades trouveront certainement
plus de réconfort à regarder la petite Bernadette, leur
sœur, qu'à lire des traités sur la valeur de la souffrance.
Et quel enfant ne serait séduit par l'héroïsme de Maria
Goretti?
Ces saints, ces saintes-là, et bien d'autres, sont des
Guides tout désignés pour quiconque chemine sur les
routes de la vie. La Très Sainte Vierge ferme leur cortège
comme leur Reine à tous.
C'est ce que l'auteur de ces pages a voulu mettre en
lumière.
L' « auteur »... il faut plutôt dire le « prédicateur ».
Ce n'est point par procédé littéraire que ces portraits
se présentent sous forme de sermons : c'est leur forme
naturelle. Il eut été artificiel de les en dépouiller à
l'édition.
Ces sermons étaient donnés aux assistants des Messes
de Trouville, l'été 1952. On leur a porté assez d'intérêt
pour les faire publier, comme eu témoigne l'un des audi-
teurs, le Général du Vigier, dans sa préface.
Beaucoup de livres tentent de s'imposer au public. Ici
c'est le contraire : le public a imposé le livre. C'est sans
doute sa meilleure recommandation.
Librairie P. TEQUI, 8, rue Bonaparte, 8 — Paris (6»)
Vient de paraître dans la collection « NOTRE MONDE »
LA PHÉNOMÉNOLOGIE
par
Francis JEANSON
Méthode de description de l'hnmain, la phénoméno-
logie a déjà manifesté son exceptionnelle fécondité dans
l'étude des comportements humains, qu'ils soient phé-
nomènes de la conscience individuelle ou phénomènes
historiques et sociaux. Mais sa vogue actuelle lui vient
en outre de l'usage qui en est fait par l'existentialisme,
et singulièrement par Sartre et Merleau-Ponty — dont
le rôle est d'ailleurs considérable dans l'élaboration de
cette méthode telle que nous la connaissons aujourd'h«i.
De cette phénoménologie actuelle, aucun exposé d'en-
semble n'avait encore été proposé au public, et le pré-
sent ouvrage vise d'abord à combler cette lacune, à
l'intention du public déjà fort étendu que cette question
intéresse et qui n'est évidemment pas composé de spé-
cialistes de la technique philosophique. Il convenait donc
d'aborder le sujet de la façon la plus simple, en un
langage accessible à tous, sans toutefois sacrifier la rela-
tive complexité de certains aspects essentiels. Dans ce
but, l'auteur a préféré adopter d'emblée un ton person-
nel et, dans son introduction, jouer en quelque sorte
« cartes sur table ». Les divers chapitres du livre s'orga-
nisent ensuite selon une progression qui vise à fami-
liariser le lecteur avec l'usage même de la méthode avant
d'en fournir l'exposé théorique.
Librairie P. TEQUI, 82, rue Bonaparte, Paris (6')
LE DIALOGUE
par
Jacques DELESALLE
Le langage est au centre des problèmes philosophiques
que la pensée moderne a redécouverts. L'existentialisme,
d'une part, le marxisme et ses prolongements politiques,
de l'autre, nous ont fait mesurer la distance qui nous
sépare de la raison, ils nous ont rappris combien était
fragile la promesse d'humanité que chacun porte en soi.
Le présent essai prend acte de l'inquiétude qui pèse
sur notre temps. Il rappelle que le langage est une pensée
naissante, le dialogue une communication incertaine.
Dans un premier chapitre, l'auteur montre le langage
tendu entre le sensible et l'Idée, dépassant l'un mais
inégal à l'autre, et toujours tenté d'enrôler l'universel
précaire dont il s'inspire au service de la violence et de
la ruse.
Un second chapitre analyse le dialogue. De même que
la sensation fait obstacle au triomphe de la raison, le
sentiment interdit l'établissement d'une véritable commu-
nauté humaine. Parce que la distinction des consciences
reste invincible aux industries les plus subtiles, aux
élans les plus fervents de l'amour, la vie d'un sentiment
vrai consiste en un jeu de questions et de réponses qui
évoquent le silence mais ne sauraient s'y abolir sans
équivoque. « La taciturnité est un attribut de la pléni-
tude », a écrit Kafka. Pour l'homme elle est, le plus
souvent, le signe de la défaite.
Enfin une dernière partie « éclaire » (au sens jasper-
sien du mot) les « situations-limites » évoquées par les
deux premières. Le premier chapitre étudiait le langage,
le second analysait le dialogue, le troisième s'intitule
« Le Verbe ». Et il précise que le principe de tout langage
et de toute communication ne peut être ni la Raison des
philosophes ni l'arbitraire de l'existant humain, mais
l'unité de ces deux aspects ou, mieux, la synthèse vivante
de la Raison universelle et du parti-pris de l'existence :
Jésus-Christ. Le Christ « qui facit utraque unum » est
à la fois la Conscience absolue qui comprend les inter-
locuteurs et fonde leur dialogue, et le partenaire vivant
qui s'engage dans ce dialogue et le fait progresser.
Librairie P. TEQUI, 82, rue Bonaparte, Paris (6")
Collection « PRESENCE DU CATHOLICISME >
LA SAINTETÉ DE LA MÈRE DE DIEU
par Mgr SOUBIGOU, les Chanoines BLOND et CATTA
et les RR.PP. GERLAUD, O.P., et HOLSTEIN, s.j.
Qui ne saluerait avec joie le renouveau des études
mariales dont nous sommes les témoins? Le culte
de la Mère de Dieu et la filiale dévotion à son endroit
ne veulent pas se fonder sur une connaissance rudi-
mentaire de ses mystères ou un pur attrait senti-
mental. La foi cherche, dans ce domaine également,
à s'éclairer toujours davantage.
Auprès des théologies mariales, qui étudient l'en-
semble des questions, il y a place pour des travaux
plus délimités. Le présent volume sur « La Sainteté
de la Mère de Dieu » envisage un thème qui, théo-
logique dans ses multiples aperçus, ouvre sur la vie
spirituelle des horizons insoupçonnés. Une équipe
de travailleurs, rattachés au Centre d'Etudes et de
Recherches Mariales d'Angers (C.E.R.M.A.), a traité
ce thème en douze leçons, dont on trouvera ici
l'essentiel. Les chapitres sont signés respectivement
par Mgr Soubigou, MM. les chanoines Blond et Catta,
les RR.PP. Gerlaud et Holstcin. Us envisagent la
sainteté de Marie dans l'Ecriture, les Pères, la litur-
gie; ils parlent de l'aspect maternel et virginal de
cette sainteté; de l'influence du Saint-Esprit sur
Marie; de sa sainteté initiale, progressive et termi-
nale. Us envisagent l'absence de toute faute en Marie,
ses vertus, ses mérites, ses soudrances et sa prière.
L'Assomption est le couronnement de cette sainteté
mariale que ce volume présente à notre étude et à
notre contemplation.
Librairie P. TEQUI, 82, rue Bonaparte - Paris (6*)
L'EUCHARrSTIE
par le R.P. TREVIKO
Voici l'édition française d'un livre déjà traduit en
plusieurs langues (Anglais, Italien, Hollandais, etc.).
L'Auteur, le P. Trevino, prêtre mexicain, appartient à une
jeune Congrégation déjà florissante qui fut fondée par
un Religieux français. Il aime notre pays, il en connaît
la langue et les écrivains religieux et ascétiques qu'il se
plaît à citer à l'occasion.
Son livre « L'Eucharistie » est une riche synthèse des
merveilles insondables que le Cœur de Jésus a accumu-
lées dans ce Sacrement d'amour où II nous a aimés
jusqu'à l'excès. Il a su mettre en lumière attirante toutes
les richesses du dogme eucharistique et il le fait d'une
façon saisissante, prenante et très pieuse à la fois, dans
un style imagé, plein de chaleur qui est de nature à
émouvoir les âmes et à leur faire mieux comprendre et
aimer l'Eucharistie.
Nous croyons que dès le début de ce livre on se sentira
captivé par cette suite de tableaux très vivants qui font
défiler devant notre âme d'abord les précurseurs des âmes
eucharistiques comme Madeleine et saint Jean, puis cette
extrême bonté de Jésus que rien n'arrête, — ni l'ingra-
titude des hommes, ni les outrages qui l'attendent au
cours des siècles, — pour instituer ce sacrement, la veille
même de sa Passion, dans la nuit de la trahison, et cela
afin de ne pas nous laisser orphelins, de consoler nos
tristesses et nos chagrins, de renouveler sans cesse parmi
nous son sacrifice de la croix et de nous en appliquer
les mérites, de nous apprendre enfin à nous donner à
Lui comme II se donne à nous totalement, pour toujours.
Imprimerie P. TEQUI, 86, rue Bonaparte, Paris (6')
Imprimé en France
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Les sources, .G6 .
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